ALICE (1988)

Une version insolite, surréaliste et macabre d’Alice au pays des merveilles mêlant les prises de vues réelles et la stop-motion…

NECO Z ALENKY

 

1988 – TCHÉCOSLOVAQUIE

 

Réalisé par Jan Svankmajer

 

Avec Kristyna Kohoutova

 

THEMA CONTES

Jan Svankmajer est une personnalité clé du monde de l’animation. Inspirateur entre autres des films de Tim Burton et Terry Gilliam, il étudie d’abord la création des décors à l’École d’arts appliqués de Prague et s’intéresse très tôt à l’utilisation des marionnettes. À partir de 1964, il enchaîne les courts-métrages d’influence surréaliste et baroque. L’envie de passer au format long commence à le titiller dans les années 70, mais ce n’est qu’à la fin de la décennie suivante qu’il parvient à mettre sur pied le projet idéal : une adaptation très personnelle des écrits de Lewis Carroll. Très déçu par la grande majorité des versions filmées d’« Alice au pays des merveilles » qu’il a pu voir jusqu’alors (notamment le célèbre dessin animé produit par Walt Disney), Svankmajer estime que les cinéastes font fausse route en voulant faire des aventures d’Alice un conte de fées moral pour enfants sages. Selon lui, il s’agit avant tout de la transcription d’un rêve, avec sa cohorte d’images inexplicables, de désirs refoulés, d’inhibitions morales et de peurs primaires. Voilà l’angle que le réalisateur tchèque choisit pour son film. En guise d’introduction, Alice (ou Alenka en version originale, incarnée par la petite Kristyna Kohoutova) s’adresse aux spectateurs en ces termes : « Vous allez voir un film pour enfants… peut-être. ». Nous apercevons brièvement une adulte – la mère d’Alice – en début de métrage, mais elle est filmée en-dessous de la tête, comme dans les cartoons de Warner. Tout va donc se jouer à hauteur d’un regard d’enfant.

Alice est d’abord assise au bord d’un ruisseau et jette des pierres dans l’eau. Lasse, elle se retrouve ensuite dans un salon un peu sinistre. La pièce est ornée de poupées de porcelaines, d’animaux empaillés, d’insectes épinglés sur les murs, d’objets anciens variés. Ce bric-à-brac épars ressemble à un cabinet de curiosité que n’aurait pas renié Guillermo del Toro. Soudain, un craquement attire l’attention d’Alice. Sous ses yeux ébahis, un lapin naturalisé s’anime, s’habille, récupère une paire de ciseaux dans un tiroir caché et brise la vitrine pour se libérer. Alice suit le lapin dans un bureau situé au sommet d’une colline. C’est le début d’une aventure riche en étranges péripéties. Si l’héroïne est incarnée par une actrice en chair et en os, tout le bestiaire insolite qui l’accompagne est animé en stop-motion par l’expert Bedrich Glaser. La technique chère à Willis O’Brien, Ray Harryhausen et Karel Zeman permet de donner vie non seulement au lapin blanc mais aussi à un rat, des oiseaux, un carrosse fantôme et son cocher squelette, des carcasses d’animaux vivantes, un lit-rapace, des chaussettes qui creusent des terriers, un poisson et une grenouille habillés en valets, le chapelier fou et le lièvre de Mars, des personnages de cartes à jouer et Alice elle-même lorsqu’elle rétrécit pour se transformer en petite poupée. La stop-motion préfère la personnalité à la fluidité, possédant juste ce qu’il faut de saccades pour évoquer le monde des rêves. Plus que jamais, l’animation en volume se révèle le mode d’expression idéal pour traduire les univers oniriques soustraits aux contraintes physiques de la temporalité.

En plein cauchemar

L’inventivité sans cesse renouvelée d’Alice n’en finit plus de surprendre les spectateurs, absolument pas préparés à une odyssée aussi peu orthodoxe. Le travail minutieux effectué sur les décors, les accessoires et les lumières remet sans cesse en question les valeurs d’échelle (l’un des moteurs du récit original de Lewis Carroll) en s’autorisant quelques tours de force techniques virtuoses, notamment lorsque la stop-motion cohabite de près avec l’eau et le feu. Plusieurs images récurrentes jaillissent dans le film, en particulier les tiroirs qui s’ouvrent toujours sur de nouvelles surprises, généralement des objets permettant le passage d’une étape à l’autre : clefs, potions, biscuits aux vertus grandissantes ou rétrécissantes, échelles… Sur le parcours d’Alice, le danger se cache souvent derrière la tentation, à l’image de ces punaises dissimulées dans un pot de confiture appétissante ou de ces clous dont se hérisse soudain une baguette de pain. Lorsque les animaux-squelettes hybrides assaillent violemment la fillette, ou lorsque plus tard s’éveille un garde-manger répugnant (une viande vivante qui rampe, des crânes de poussins qui éclosent, des insectes grouillants qui surgissent d’une boîte de conserve), le film bascule irrémédiablement dans le cauchemar et confirme – malgré l’assertion première de l’héroïne – que le public visé n’est pas nécessairement enfantin. En 1989, Alice remporte le prix du long métrage au Festival international du film d’animation d’Annecy, ce qui prouve à la fois ses qualités indiscutables mais aussi son caractère hybride, dans la mesure où il peut se réclamer autant de l’animation que des prises de vues réelles.

 

© Gilles Penso


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