LA FOIRE DES TENEBRES (1983)

Une somptueuse adaptation de Ray Bradbury produite à une époque où les studios Disney ne reculaient devant aucune audace

SOMETHING WICKED THIS WAY COMES

1983 – USA

Réalisé par Jack Clayton

Avec Jonathan Pryce, Jason Robards, Pam Grier, Diane Ladd, Royal Dano, Vidal Peterson, Shwan Carson, Richard Davalos

THEMA DIABLES ET DÉMONS

A l’aube des années 80, les studios Disney traversent une passe difficile : le jeune public se tourne vers un cinéma plus moderne. La réponse de Walt n’attendra pas, avec notamment l’effrayant Les Yeux de la forêt en 1980 qui ne trouvera pas son public. Pas tout à fait échaudée, la maison-mère s’intéresse alors au roman culte de Ray Bradbury, La Foire des ténèbres, que l’auteur désire ardemment porter à l’écran et qui aurait traumatisé durablement le jeune Stephen King. John Carpenter est un temps envisagé à la mise en scène ainsi que Joe Dante, mais le romancier voudrait Steven Spielberg ou David Lean. Au final, Jack Clayton, le réalisateur des majestueux Innocents passe derrière la caméra. Walter Matthau ou Hal Holbrook  sont en lice pour le rôle de Charles Halloway, mais c’est Jason Robards qui l’emporte, tandis que l’ambigu Jonathan Pryce, futur héros de Brazil, est l’heureux élu pour incarner l’inquiétant Mr. Dark. L’équipe technique s’enrichit du directeur de la photographie Stephen H. Burum (L’Emprise), du concepteur artistique Richard MacDonald (Exorciste 2 : L’Hérétique), et du superviseur des effets spéciaux révolutionnaires de Tron, Peter Anderson.

Les visions internes diffèrent : Bradbury veut coller au plus près de la noirceur de son roman initial, et Clayton souhaite livrer un divertissement plus familial. La sortie est considérablement repoussée, des reshoots de séquences spectaculaires ainsi qu’un nouveau montage sont commandés à Lee Dyer, un réalisateur de seconde équipe, et le scénariste John Mortimer est dépêché pour retravailler le script. Le compositeur Georges Delerue fait aussi les frais du remaniement : son score, jugé trop sombre (il convoquait pourtant les plus belles heures de la musique classique russe), est évincé au profit du jeune loup James Horner. Malgré sa gestation tourmentée, la puissance évocatrice du matériau d’origine est miraculeusement retranscrite, dès les premiers plans restituant les couleurs rougeoyantes de l’automne dans un Technicolor resplendissant. Un ample mouvement de grue suffit pour définir avec simplicité les personnages principaux : Will et Jim, figures à la fois jumelles et antagonistes, Charles, le père de Will qui noie sa mélancolie dans une fuite éperdue de la réalité, les habitants de Greentown, tous portés sur un ailleurs chimérique ou pleurant un passé enfoui, et l’effrayant Mr. Dark qui électrifie l’image à chaque nouvelle apparition. Le réalisateur distille une atmosphère délétère proche des fleurons gothiques de la Hammer dès l’arrivée nocturne du train des forains, véhicule-personnage imposant, suivie du parcours des enfants jusqu’à la fête à travers un cimetière à la poésie macabre parcouru par une fumée phosphorescente sortie tout droit d’un Dracula.

La monstrueuse parade

Le combat idéologique déterminant entre Mr. Dark, représentant infernal d’une force séculaire, et Mr. Halloway, gardien du temple de la connaissance (disant se nourrir, lui, des rêves de son prochain et non de ses cauchemars comme son adversaire) aura lieu dans une immense bibliothèque où chaque page arrachée d’un ouvrage équivaut à une année de vie en moins, tandis que les enfants se réfugieront littéralement dans les livres pour se cacher du démon. La ville sera sauvée par l’amour filial retrouvé de Will qui délivrera Charles de sa culpabilité : celui qui n’avait jamais totalement assumé son rôle de père triomphe ici par la transmission de sa sagesse, et la résilience lui permettant d’assumer ses erreurs passées l’amène à enfin embrasser un bonheur apaisé. Ces résonances philosophiques ne trouveront pas grand écho chez les spectateurs de l’époque, le film ne remportant pas la moitié de sa mise. Ce conte fiévreux traversé de visions très osées dans l’univers Disney (la tête coupée et ensanglantée de Will, l’éveil voyeuriste à la sensualité de Jim, la déesse de la Blaxploitation Pam Grier ralentissant les battements de cœur de Charles, un cadavre final décharné à la Poltergeist) n’a pourtant cessé d’influencer l’imaginaire collectif, de David Lynch à Harry Potter en passant par Neil Gaiman, Tim Burton et évidemment Big, aux thématiques similaires. Juste retour des choses.

 

© Julien Cassarino

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