LES VISITEURS DU SOIR (1942)

Un couple est envoyé par le diable pour bouleverser la vie paisible d’un château qui s’apprête à célébrer des noces

LES VISITEURS DU SOIR

 

1942 – FRANCE

 

Réalisé par Marcel Carné

 

Avec Arletty, Alain Cuny, Marie Déa, Jules Berry, Marcel Herrand, Fernand Ledoux, Pierre Labry, Gabriel Gabrio, Roger Blin, Jean d’Yd, Piéral, Madeleine Rousset

 

THEMA DIABLE ET DÉMONS

Marcel Carné et Jacques Prévert sont de vieux complices depuis le milieu des années trente. Après avoir étroitement collaboré sur quatre longs-métrages (Jenny, Drôle de drame, Le Quai des brumes et Le Jour se lève), le metteur en scène et le poète cherchent un nouveau projet de film. L’idée est celle d’un récit centré sur l’amour vainqueur de toutes les adversités malgré l’inquiétante propagation des forces du mal. Mais nous sommes alors au début des années quarante, et si l’industrie du cinéma n’est pas stoppée, le régime de Vichy impose une censure stricte qui risque de mettre à mal leurs ambitions artistiques. Carné propose alors de contourner le problème en utilisant le prisme du fantastique et en inscrivant son récit dans un passé lointain. Les deux hommes se mettent d’accord sur un moyen-âge inspiré des manuscrits enluminés du quinzième siècle. Ainsi naît le projet des Visiteurs du soir, dont le scénario sera co-écrit par Prévert et Pierre Laroche. Reste à trouver les rôles principaux. Qui allait pouvoir incarner Gilles et Dominique, les deux émissaires du diable ? Pour le premier, Carné choisit Alain Cuny, qui l’a fort impressionné en incarnant Orphée dans l’« Eurydice » de Jean Anouilh. Pour la seconde, Arletty s’impose naturellement grâce à sa gouaille inimitable et le caractère androgyne qu’il faudra communiquer à son personnage.

Nous sommes en mai 1485, quelque part dans le sud de la France. Veuf depuis plusieurs années, le baron Hugues (Fernand Ledoux) organise une fête à l’occasion des fiançailles de sa fille Anne (Marie Déa) avec le baron Renaud (Marcel Herrand). Ce dernier, d’emblée présenté comme un rustre, semble plus s’intéresser à la chasse et à la guerre qu’aux futilités de l’amour auxquelles sa future épouse est attachée. Pour divertir les invités, on réunit un certain nombre d’artistes, parmi lesquels deux joueurs de luth. Mais ces derniers sont en réalité des créatures envoyées par Satan pour semer la discorde à la cour, défaire les couples, instiller la jalousie et la trahison, bref désespérer tout ce beau monde. Les émissaires du Mal ne tardent pas à se mettre en œuvre. Gilles séduit la mariée avec ses chants ensorcelants, puis Dominique arrête le temps et s’en va faire les yeux doux à Renaud. Tout semble se dérouler comme prévu. Mais une donnée tout à fait inattendue va enrayer le stratagème diabolique : en contant fleurette à Anne, Gilles finit par tomber amoureux d’elle pour de bon. Leur idylle naissante s’intensifie à tel point que le diable lui-même, incarné avec une géniale extravagance par l’inimitable Jules Berry, vient sur place pour essayer de briser cette union…

Le cœur qui bat

La question du bien et du mal se pose dès l’entame du film, lorsque Gilles et Dominique croisent près de l’entrée du château un bourreau qui, n’ayant personne à conduire à l’échafaud, se contente de pêcher paisiblement. Le redoutable exécuteur est ainsi mué en homme doux comme un agneau. N’est-on finalement un monstre que parce qu’on nous l’a ordonné ? Et si les choix moraux étaient foncièrement personnels, et non dictés par une quelconque destinée ? Quelques secondes plus tard, Gilles rend à un montreur d’ours éploré sa bête miraculeusement ressuscitée. Face à sa compagne qui s’étonne d’un tel acte miséricordieux, notre envoyé du diable rétorque : « Ça m’amuse tout de même de faire le bien de temps en temps ». Mais nous saurons bientôt que ça ne fait pas que « l’amuser ». L’émissaire du mal est sur le point de succomber à la plus humaine des faiblesses. Plusieurs analystes ont proposé une grille de lecture muant Les Visiteurs du soir en métaphore de la France sous l’Occupation. Le baron Hugues serait un Pétain médiéval, son château une variante du régime de Vichy et le diable l’envahisseur allemand. Même la date 1485 a été interprétée en l’inversant comme le 5/8/41, autrement dit le cinq août 1941. Mais c’est surtout le final qui fit couler beaucoup d’encre, souvent appréhendé comme le symbole d’une résistance toujours vivace malgré l’oppression ennemie. Cinq ans plus tôt, dans le poème « La Crosse en l’air », Prévert parlait déjà du « cœur de la révolution que rien… personne ne peut empêcher d’abattre ceux qui veulent l’empêcher de battre… de se battre… de battre ». Visuellement superbe, sis dans un somptueux décor de château entièrement reconstitué en studio à Saint-Maurice (pour les intérieurs) et à La Victorine (pour les extérieurs), Les Visiteurs du soir offre quelques tout petits rôles à de futurs grands noms comme Simone Signoret, Jean Carmet, Alain Resnais et Jean-Pierre Mocky. C’est l’un des films fantastiques les plus importants de l’histoire du cinéma français.

 

© Gilles Penso



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