TROUBLE EVERY DAY (2001)

Claire Denis filme le destin maudit de deux êtres frappés par un mal étrange qui les pousse à dévorer ceux qu’ils aiment

TROUBLE EVERY DAY

 

2001 – FRANCE / ALLEMAGNE / JAPON

 

Réalisé par Claire Denis

 

Avec Vincent Gallo, Tricia Vessey, Béatrice Dalle, Alex Dascas, Florence Loiret, Nicolas Duvauchelle, Raphaël Neal, José Garcia, Hélène Lapiower

 

THEMA CANNIBALES

En 1989, alors qu’elle tourne un court-métrage à New York, Claire Denis rencontre le comédien Vincent Gallo et développe l’idée d’un film d’horreur qui le mettrait en vedette. Le projet ne se concrétisera que douze ans plus tard, sous forme d’un drame gore centré sur le dérèglement psychique de deux personnages n’envisageant les relations sexuelles qu’à condition qu’elles se terminent en festins anthropophages ! Un tel sujet aurait pu donner lieu à un film d’exploitation provocateur mêlant allègrement le sexe et le sang pour la plus grande joie de spectateurs amateurs de spectacles déviants. Mais la réalisatrice de Chocolat et US Go Home n’est pas une émule de Bruno Mattei ou de Jess Franco. Son approche à fleur de peau, sa mise en scène naturaliste et sa sensibilité très personnelle orientent le film dans une direction inconnue, sur un territoire encore vierge où l’horreur est d’autant plus insoutenable qu’elle est intrinsèquement liée au plaisir charnel. La violence, le désir, le rapport au corps et à l’intimité étaient déjà les composantes majeures des six longs-métrages précédents de Claire Denis. Ici, elle les pousse à leur paroxysme pour nous conter les excès d’une passion dévorante… au sens propre.

Au début du film, des tranches de vies énigmatiques s’égrènent sans s’articuler clairement, au fil du destin croisé de deux êtres qu’on sent fragilisés et victimes de pulsions incontrôlables : d’un côté, une femme, Coré (Béatrice Dalle), qui joue les prostituées pour routiers et que son mari médecin (Alex Descas) tente de ramener sur le droit chemin ; de l’autre, un couple américain qui passe sa  lune de miel à Paris et dont l’époux Shane (Vincent Gallo) semble instable malgré l’apparente perfection de son tout récent mariage avec June (Tricia Vessey). Tout n’est pas encore limpide dans cette narration accidentée mais le fil de ce récit tragique se dessine peu à peu. Coré et Shane semblent ne rien avoir en commun, mais ils se sont croisés par le passé et sont tous deux frappés par un mal étrange apparemment incurable. Les malheureux qui croiseront leur chemin en feront les frais dans un bain de sang où l’amour et la mort ne feront plus qu’un…

Pulsions cannibales

L’objet principal de Trouble Every Day est l’étude sans fard d’une sexualité reposant sur un rapport de domination et de pulsion destructrice. Si Béatrice Dalle semble se comporter comme une mante religieuse engloutissant ses amants, elle n’est jamais traitée comme une prédatrice mais comme un être malade incapable de réfréner ses instincts bestiaux. Claire Denis détourne à son compte les figures symboliques du vampire et de l’ogre pour les transposer dans un cadre désespérément réaliste. Au point qu’elle demande à sa chef opératrice Agnès Godard de se laisser inspirer par les photos de Jeff Wall, notamment « La Chambre détruite » qui montre un endroit familier réduit à l’état de ruines ravagées. La partie « médicale » du scénario, qui s’intéresse aux recherches censées enrayer ce mal étrange, est sans doute la moins intéressante du film. José Garcia y est certes convainquant dans le contre-emploi d’un chercheur spécialisé dans la cartographie du cerveau, mais ces éléments narratifs semblent superflus, presque greffés artificiellement au récit pour le rationnaliser. Or Trouble Every Day n’a pas besoin de caution scientifique pour exister. Sa description clinique de ce qui ressemble à un viol anthropophage, avec à la clef un questionnement perturbant sur la notion de consentement, se suffit à elle-même. Présenté au Festival de Cannes de 2001 lors d’une séance spéciale de minuit, Trouble Every Day fit logiquement son petit effet, traînant dans son sillage les effluves troubles d’un parfum de scandale.

 

© Gilles Penso



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