LES LÈVRES ROUGES (1971)

Le cinéaste belge Harry Kümel réinvente l’histoire de la sanglante comtesse Bathory en transformant Delphine Seyrig en troublante femme-vampire

LES LÈVRES ROUGES / DAUGHTERS OF DARKNESS

 

1971 – BELGIQUE / ALLEMAGNE / FRANCE

 

Réalisé par Harry Kümel

 

Avec Delphine Seyrig, John Karlen, Danielle Ouimet, Andrea Rau, Paul Esser, Georges Jamin, Joris Collet, Fons Rademakers

 

THEMA VAMPIRES

Au début des années 70, beaucoup de barrières tombent. Les sacro-saintes règles de la bienséance définies par les décennies précédentes volent en éclat au profit d’une libération culturelle généralisée. Profitant de la brèche soudain ouverte, les praticiens du cinéma fantastique dépoussièrent le mythe du vampirisme en s’offrant enfin la possibilité d’explorer ses aspects les plus sanglants et les plus érotiques. C’est dans cette mouvance que s’inscrit Les Lèvres rouges d’Harry Kümel qui, s’il ne tourne le dos ni au sang ni au sexe, s’affirme malgré tout comme l’une des variantes les plus élégantes et les plus sophistiquées sur le thème. Transposés dans le monde moderne pour des raisons principalement économiques, les méfaits de la comtesse Bathory prennent ici un tour presque surréaliste. « Pour être honnête, ce film est un peu le fruit du hasard », nous avoue Harry Kïmel. « Un jour, en descendant de chez moi, je suis passé devant un kiosque à journaux et j’ai été attiré par la une d’une revue historique qui titrait en pleine page « La Comtesse Sanglante ». J’ai immédiatement acheté la revue et je me suis mis à la lire. L’article était assez racoleur. On y parlait des massacres commis par la comtesse Bathory en Hongrie, des 650 vierges qui furent ses victimes et dont elle aurait bu le sang. Une demi-heure plus tard, j’allais voir les producteurs Paul Collet et Pierre Drouot en leur disant que j’avais trouvé le sujet idéal. » (1)

Le point focal des spectateurs est d’abord ce jeune couple en pleine lune de miel, Stefan et Valerie, qui s’amuse à contourner les déclarations d’amour traditionnelles tout en cédant volontiers aux plaisirs de la chair dans la couchette du train qui les emmène en voyage. Mais le convoi s’arrête plus tôt que prévu et voilà nos tourtereaux échoués un peu par hasard dans un grand hôtel d’Ostende qui, hors saison, s’avère complètement désert. C’est bien pratique pour qu’Harry Kümel puisse composer avec le budget restreint à sa disposition, mais cette immense vacuité a beaucoup d’autres vertus, la moindre n’étant pas d’isoler ce joli couple dans un vide qui ne demande qu’à être rempli. Tâche à laquelle va s’employer une mystérieuse comtesse qui débarque en pleine nuit, accompagnée d’une secrétaire qui semble lui procurer des faveurs dépassant le cadre professionnel. En voyant la comtesse, le maître d’hôtel blêmit. N’est-elle pas déjà venue visiter les lieux quarante ans plus tôt ? Si c’est le cas, comment expliquer qu’elle n’ait pris aucune ride ? Le spectateur a déjà la réponse : la comtesse est un vampire qui se repaît du sang des jeunes filles pour assurer son éternelle jeunesse. Elle appartient à une autre époque, ce qui explique ses manières d’autrefois, sa diction à l’ancienne et cette incroyable garde-robe dont le point d’orgue est une grande cape qui prend des allures d’ailes de chauve-souris. Par sa présence, l’éblouissante Delphine Seyrig éclipse bien sûr les autres comédiens, notamment Danielle Ouimet qui, dans le rôle de Valerie, fait un peu pâle figure. Elle fut imposée à Kümel par la co-production internationale, et le réalisateur la dirigea à contrecœur, mais il faut avouer que sa blondeur languide symbolise à merveille la candeur sur le point d’être pervertie. L’autre coup d’éclat du casting est Andrea Rau, l’étrange et envoûtante secrétaire dont le pouvoir de séduction est moins agressif mais tout autant pénétrant.

Les stars ne meurent jamais

 « Nous avions un extraordinaire couturier, Bernard Perris », raconte Kïmel. « Une grande partie du budget du film a été engloutie dans ses créations, mais il faut dire qu’elles étaient magnifiques. Je lui indiquais les couleurs que j’avais en tête, et il laissait ensuite aller sa créativité. Mon idée était de doter Delphine Seyrig d’un look de star des années 30, pour jouer sur l’aspect immortel de son personnage. C’est une idée toute simple : les grandes vedettes du cinéma ne meurent jamais et restent figées dans l’apparence qui les a rendues célèbres. La comtesse ressemble un peu à Marlene Dietrich dans le film, effet qui est renforcé par le choix des éclairages, et sa compagne Ilona évoque Louise Brooks. Ce sont des images gravées dans l’inconscient collectif. » (2) La couleur rouge du titre français finit par contaminer tout le film, s’invitant sur les lèvres, les ongles, les robes et même la carrosserie de la voiture de sport de la comtesse sanglante. Si Harry Kümel cite certains classiques – la scène de la douche de Psychose est transfigurée avec un couple dont l’extase se termine en bain de sang par l’entremise d’un rasoir trop acéré – son cinéma est définitivement « autre », s’appuyant sur des références souvent plus picturales que cinématographiques. On pense aux femmes mystérieuses des tableaux de Fernand Khnopff ou aux paysages mélancoliques peints à l’huile par Léon Spilliaert. La triple unité de lieu, de temps et de personnages imposée par la production se mue finalement en atout, le grand hôtel côtier de cette morte saison étant le parfait écrin de cette histoire d’amour et de mort. Certains détails insolites sans incidence directe sur l’histoire peuvent sembler curieux, notamment l’enquête de ce policier à la retraite qui ne mêle nulle part ou la mère de Stefan qui s’avère être un homme travesti, mais ils participent de l’étrangeté générale de cette œuvre dont la décadence est accentuée par la très belle partition de François de Roubaix, délaissant ses habituelles sonorités pop pour des tonalités slaves du meilleur effet.

 

(1) et (2) Propos recueillis par votre serviteur en septembre 2018

 

© Gilles Penso

 

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