EXTRANEOUS MATTER (2021)

Dans ce film à sketches indéfinissable, des aliens tentaculaires s’immiscent dans la vie quotidienne et dans l’intimité des citoyens japonais…

IBUTSU – KANZENHAN

 

2021 – JAPONAIS

 

Réalisé par Ken’ichi Ugana

 

Avec Momoka Ishida, Kaoru Koide, Dankan Kyaluoko, Shûto Miyazaki, Mizuki Takanashi, Momoko Tanabe, Makoto Tanaka, Shunsuke Tanaka, Kaito Yoshimura

 

THEMA EXTRA-TERRESTRES

Le cinéma d’auteur naturaliste et les monstres visqueux extra-terrestre peuvent-ils cohabiter ? Extraneous Matter prouve que oui. Version longue d’un court-métrage que Ken’ichi Ugana réalisa en 2020 (et qui fit le tour des festivals du monde entier), ce film insolite se structure autour de plusieurs segments a pirori sans lien entre eux, si ce n’est un thème commun : l’apparition de créatures tentaculaires venues d’une autre planète qui s’immiscent dans la vie des gens et bouleverse leur quotidien. Le premier récit est celui d’une jeune femme morose (Kaoru Koide) souffrant d’une relation frustrante avec un petit-ami qui se contente de partager quelques repas avec elles et s’éclipse aussitôt. La routine terne de cette existence sans saveur se traduit par une mise en scène extrêmement minimaliste, répétant inlassablement les mêmes cadrages, s’attardant plus que de raison sur un café qui coule à travers un filtre ou sur un regard désabusé. Soudain, la déchirure du réel s’opère de la plus extravagante des manières, via un monstre tentaculaire caché dans un placard qui parvient à réveiller chez notre héroïne des sensations qu’elle croyait oubliées. Là, sans crier gare, Ken’ichi Ugana fait entrer en collision deux univers aux antipodes : le cinéma introverti de la Nouvelle Vague et l’imagerie érotico-horrifique héritée des hentaï dans lesquels des jeunes femmes plus ou moins consentantes sont livrées aux assauts lubriques de monstres à tentacules !

A peine remis de ce choc, nous découvrons un autre récit, beaucoup plus sobre mais tout autant déstabilisant. C’est l’histoire simple d’un jeune homme qui cherche à reconquérir son ex-petite amie. Tous deux échangent froidement des banalités dans un bar, coincés dans un plan large désespérément fixe. Comme dans le segment précédent, l’intrusion du monstre casse la routine et éveille les sentiments. La créature est hideuse, contre-nature. C’est pourtant elle qui permettra de recréer du lien et de raviver une flamme éteinte. La suite du film laisse entendre que chacune de ces petites histoires s’inscrit dans un grand tout et que l’apparition de ces bêtes venues d’ailleurs est en train de se généraliser, ce que confirment quelques séquences surréalistes au cours desquelles les monstres côtoient les humains le plus naturellement du monde. Ils rampent dans les rues, s’accrochent aux immeubles, s’installent dans les salles de spectacle… Et finissent par être jugés indésirables, comme le montre un autre des segments dans lequel l’employé d’une usine, dont le rôle consiste à éliminer méthodiquement tous ces monstres dans une machine à broyer, est soudain pris de remords.

Poulpes frictions

Voilà donc une œuvre parfaitement insaisissable mais résolument fascinante, déclinant son argument fantastique pour décrire l’in des plus grands maux de la société japonaise : l’incommunicabilité. Même la monstruosité la plus abracadabrante semble préférable à l’anesthésie des sentiments, à la froideur et à l’indifférence. Voilà pourquoi ces « poulpes » extra-terrestres titillent tant la libido de la jeune femme esseulée, attendrissent tant l’ex-petite-amie délaissée, provoquent la culpabilité de l’employé insensible et rendent si touchant cet épilogue qui semble vouloir traduire tout le désespoir d’une population en cruel manque d’attention et d’amour. Tourné dans un noir et blanc d’un autre âge (au format 4/3), jouant sur les ruptures de ton (avec des traits d’humour inattendus comme ce clin d’œil à E.T.), doté d’une bande son extrêmement soignée où la viscosité des monstres côtoie les nappes électroniques et les envolées lyriques, Extraneous Matter est un film « autre », l’une de ces sorties de route rafraîchissantes qui ne ressemblent à rien de connu et enrichissent de manière inattendue le champ des possibles du cinéma fantastique.

 

© Gilles Penso


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