

Une super-vilaine à la tête d’une armée de femmes fatales rêve d’un monde qui abolirait à tout jamais la domination masculine…
THE MILLION EYES OF SUMURU
1967 – GB
Réalisé par Lindsay Shonteff
Avec Shirley Eaton, Frankie Avalon, George Nader, Wilfrid Hyde-White, Klaus Kinski, Patti Chandler, Salli Sachse, Ursula Rank
THEMA SUPER-VILAINS
À l’heure où le cinéma d’espionnage se décline en mille pastiches de James Bond, The Million Eyes of Sumuru s’impose comme une curiosité singulière. Produit par Harry Alan Towers et tourné aux mythiques studios Shaw Brothers à Hong Kong, le film adapte librement les romans de Sax Rohmer, déjà père du Docteur Fu Manchu, pour livrer un récit d’espionnage baroque. Le générique s’ouvre sur une scène choc : lors des funérailles de l’homme le plus riche du monde en Chine, ses dix-sept fils tombent l’un après l’autre dans un attentat spectaculaire. « J’ai un million d’yeux… Je suis Sumuru ! » tonne une voix féminine. Le spectateur est aussitôt projeté dans un monde où les règles patriarcales sont subverties à coups d’explosifs. La scène suivante nous transporte dans un palais d’inspiration asiatique où une dizaine de jeunes femmes en minijupes observent, ravies, une scène étrange : l’une des leurs est en train d’étrangler un homme entre ses cuisses ! Il s’agit visiblement d’une distraction banale dans cet univers féminin dominateur. Ce simple tableau illustre toute l’ambivalence du film, à la fois critique et complice d’un regard masculin fétichisant.


Sumuru, maîtresse des lieux, interprétée par Shirley Eaton (la fameuse « fille en or » de Goldfinger), rêve d’un monde débarrassé des hommes, de leur brutalité et de leur soif de pouvoir. Dans cette utopie qu’elle veut harmonieuse, les femmes gouverneraient avec beauté, efficacité et rigueur. Pour ce faire, elle infiltre les plus hautes sphères politiques avec ses agents féminines, formées à séduire, manipuler et tuer. Mais dans cet univers fermé, l’amour est proscrit. L’une de ses recrues, coupable d’être tombée amoureuse, est ainsi rattrapée par ses camarades en bikini qui la coursent sur une plage et la noient en pleine mer. Les agents secrets Nick West (George Nader) et Tommy Carter (Frankie Avalon) sont alors dépêchés à Hong Kong pour enquêter sur la mort mystérieuse d’un secrétaire (l’homme que nous avons vu trépasser en début de film). Entre faux hôpitaux remplis d’infirmières armées et pièges en cascade, le duo traverse une galerie de stéréotypes où l’action le dispute à l’absurde. Sous ses allures pseudo-féministes, The Million Eyes of Sumuru flatte un certain machisme ouvertement misogyne. « La présence physique d’un mâle, je ne peux pas résister ! » dit ainsi l’une des femmes fatales en tombant dans les bras de Nick. Quand ce dernier la retrouve plus tard, morte dans le lit de sa chambre d’hôtel, ça ne lui coupe pas sa soif ni n’entame son sourire ravageur.
Machiste ou féministe ?
Le film aligne les scènes fétichistes caricaturales comme celle où Nick, torse nu, est enchaîné et fouetté par Sumuru, vêtue de cuir noir. Les décors, les costumes et la photographie saturée plongent le spectateur dans un univers irréel, et Klaus Kinski, dans le rôle d’un président un peu dérangé, ajoute une touche d’étrangeté supplémentaire au film. Malgré sa forme de série B assumée, The Million Eyes of Sumuru soulève, presque malgré lui, des interrogations sur le pouvoir et la manipulation. Il échoue certes à proposer un regard féministe authentique (le propos se noie dans une accumulation de clichés sexistes) mais conserve une valeur de témoignage sur les tensions culturelles de son époque. Car derrière la caricature se dessine une peur très masculine, celle de perdre le pouvoir face à des femmes puissantes qui prendraient les rênes du monde. L’assaut final sur l’île de Sumuru, mené par l’armée chinoise, signe le retour au statu quo : l’ordre masculin est rétabli dans le fracas des explosions, et l’utopie de la super-vilaine se consume avec fracas. Mais l’ultime plan, ambigu, laisse entendre que la menace pourrait revenir. Car Sumuru nous promet de revenir. Ce qu’elle fera effectivement dans Sumuru, la cité sans hommes.
© Gilles Penso
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