LA BELLE ET LA BÊTE (1946)

Jean Cocteau s'empare du conte de Madame Leprince de Beaumont pour en tirer la plus belle des adaptations, à jamais inégalée

LA BELLE ET LA BÊTE

1946 – FRANCE

Réalisé par Jean Cocteau

Avec Jean Marais, Josette Day, Marcel André, Mila Parély, Nane Germon, Michel Auclair, Raoul Marco, Jean Cocteau

THEMA CONTES 

Le mythe de la Belle et la Bête est ancestral et fondateur, et ses origines semblent remonter à la nuit des temps. C’est en 1757, sous la plume de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, que le conte se formule dans le recueil « Le Magasin des Enfants » et acquiert la popularité que nous lui connaissons. L’idée d’en tirer un long-métrage est attribuée au comédien Jean Marais, qui n’eut guère de difficultés à convaincre son complice Jean Cocteau. Le poète trouva là l’occasion de repasser derrière la caméra quinze ans après Le Sang d’un poète. Le récit reste fidèle au texte initial. Belle (Josette Day) vit avec son père (Marcel André), un négociant qui est sur le point d’être ruiné, avec ses deux sœurs Adélaïde (Nane Germon) et Félicie (Mila Parély), et avec son frère Ludovic (Michel Auclair). Adélaïde et Félicie ne pensent qu’à leur toilette et Ludovic qu’à courir la campagne. Un jour, alors que le père revient d’un voyage d’affaires, un monstre se présente devant lui et le condamne à mort pour crime de viol de territoire. Mais la vie du père peut être épargnée en échange du sacrifice d’une des filles. Belle accepte alors de se jeter dans la gueule du loup… Le motif central du conte, qui relativise les notions de beauté et de laideur, est ici transcendé par un choix artistique audacieux : confier à Jean Marais le rôle de la créature, et demander au maquilleur Hagop Arakelian de concevoir un faciès félin en parfait équilibre entre la bestialité hideuse et la majesté altière.

Griffu, velu, le croc acéré et la truffe grimaçante, la Bête dégage malgré tout une humanité diffuse, une mélancolie enfouie et une beauté intérieure palpable. Le génie d’Arakelian aura été de laisser s’exprimer le regard de l’acteur sous les prothèses, et son maquillage demeure à ce jour un chef d’œuvre inégalé. Un tel résultat valait bien les cinq heures de grimage quotidien subies par Marais. Pour pousser le paradoxe encore plus loin, le comédien endosse deux autres rôles : celui du prince que redevient la Bête lorsque sa malédiction est enfin brisée, et celui d’Avenant, un prétendant hâbleur qui représente l’exact opposé de la Bête, autrement dit une laideur intérieure que camouflent des traits gracieux. « Je vous aime mieux, avec votre figure, que ceux qui, avec la figure d’un homme, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat », disait la Belle à la Bête dans le conte. C’est en images que Jean Cocteau traduit cette dualité.

« Rêver le plus beau des rêves… »

A l’avenant de ce jeu des contrastes, la direction artistique oscille sans cesse entre le naturalisme (le jeu « moderne » de ses acteurs et les décors naturels captés dans l’Oise et la Loire) et la fantaisie pure (les magnifiques lumières contrastées d’Henri Alekan qui s’inspirent des gravures de Gustave Doré, les trucages artisanaux et surréalistes qui ponctuent le métrage). Pour l’aider à donner corps à ses visions, Cocteau s’appuie sur le savoir-faire technique d’un véritable génie qui sera co-réalisateur officieux du film : le surdoué René Clément, tout juste sorti de son premier long-métrage, La Bataille du rail« J’estime que notre travail nous oblige à dormir debout, à rêver le plus beau des rêves », disait Jean Cocteau dans le journal du tournage qu’il tint en août 1945. « Il nous permet de manier à notre guise ce temps humain si pénible à vivre minute par minute et dans l’ordre. Ce temps rompu, bouleversé, interverti, est une véritable victoire sur l’inévitable. » Quand fusionnent le poète et le cinéaste, la magie irradie souvent l’écran. La Belle et la Bête en est l’un des plus beaux exemples.

 

© Gilles Penso

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