LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY (1945)

Une fable fantastique, philosophique, cruelle et désenchantée adaptée du classique d'Oscar Wilde

THE PICTURE OF DORIAN GRAY

1945 – USA

Réalisé par Albert Lewin

Avec Hurd Hatfield, George Sanders, Donna Reed, Peter Lawford, Angela Lansbury, Lowell Gilmore, Alan Campbell 

THEMA DOUBLES I DIABLE ET DEMONS 

Poète, dramaturge, journaliste et essayiste, Oscar Wilde n’écrivit qu’un seul roman au fil de sa vie mouvementée : « Le Portrait de Dorian Gray », une fable fantastique, philosophique, cruelle et désenchantée qui fit grand bruit lors de sa publication en 1890. En toute logique, le cinéma s’en empara dès 1899 avec Le Portrait mystérieux de Georges Méliès. Six autres versions filmées suivront, jusqu’à celle-ci, bien souvent considérée comme la meilleure. En tête d’affiche, George Sanders incarne Lord Henry Wotton, un aristocrate cynique qui ne s’exprime que par aphorismes et constitue de toute évidence un alter ego fictif d’Oscar Wilde lui-même. Un jour qu’il rend visite à son ami peintre Basil Hallward (Lowell Gilmore), notre dandy oisif découvre le jeune homme qui lui sert de modèle, un certain Dorian Gray (Hurd Hatfield) aux traits gracieux et au caractère sensible. Mais Lord Henry reste persuadé que la beauté et la bonté ne vont pas de pair. Lorsque la première flétrira avec l’âge, les regrets se manifesteront. Sa théorie consiste donc à profiter de la vie sans s’embarrasser de barrière morale. « Le seul moyen de se délivrer de la tentation, c’est d’y céder », clame-t-il, reprenant textuellement les termes d’Oscar Wilde. Ces mots résonnent dans l’esprit de Dorian Gray. Face au magnifique portrait que Basil vient de peindre, le jeune homme formule le souhait de rester éternellement jeune et de laisser le tableau vieillir à sa place, quitte à sacrifier son âme.

On le voit, le mythe de Faust n’est pas loin, tout comme l’influence du roman « L’étrange cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde », publié quatre ans avant celui de Wilde. Car Dorian Gray se met bientôt à fréquenter les bas quartier, à mépriser son prochain pour mieux satisfaire ses besoins égoïste, et même à provoquer quelques trépas sans se départir de son insolente indifférence et de sa beauté glaciale. Le tableau, en revanche, s’enlaidit peu à peu, se ride et se couvre de sang… Dominé par la prestation impressionnante d’Hurd Hatfield, qui parvient sous son impassibilité apparente à communiquer au spectateur une foule de sentiments complexes et de conflits internes, Le Portrait de Dorian Gray pèche parfois par excès de fidélité au matériau littéraire. Car la voix off omniprésente, qui reprend souvent à la virgule près les mots de Wilde, accompagne chaque action jusqu’à la paraphrase. Sans doute eut-il été préférable de laisser le langage cinématographique l’emporter sur le verbe.

La couleur du Mal

D’autant que sous son classicisme apparent, la mise en scène de Lewin regorge d’inventivité. Cette statue de chat égyptien, qui entre souvent dans le champ à l’avant-plan pour imposer sa mystérieuse présence, symbolise à merveille les forces démoniaques ayant sellé le pacte de Dorian Gray. La scène du meurtre dans le grenier, où l’ombre de l’assassin se projette sur le tableau et où la victime bouscule les jouets d’enfance – métaphore d’une innocence perdue – est un morceau de choix. Quant à l’idée de tourner intégralement le film en noir et blanc, à l’exception d’une poignée d’inserts en Technicolor révélant le portrait dans toute son inquiétante beauté, elle relève du génie et résume parfaitement l’essence même du fantastique : l’interpénétration de deux niveaux de réalité qui, logiquement, ne devraient jamais cohabiter.

 

© Gilles Penso 

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