La romance impossible entre un bateleur de foire et une servante vire au mélodrame et se poursuit dans l’au-delà…
LILIOM
1930 – USA
Réalisé par Frank Borzage
Avec Charles Farrell, Rose Hobart, Estelle Taylor, H.B. Warner, Lee Tracy, Walter Abel, Mildred Van Dorn, Guinn Williams, Lilian Elliott, Anne Shirley, Bert Roach
THEMA MORT
« Liliom, ou la vie et la mort d’un vaurien », est une pièce de théâtre écrite par l’auteur hongrois Frenc Molnar qui n’aurait rien de particulièrement remarquable – il s’agit d’un mélodrame très classique situé dans une banlieue déshéritée de Budapest – si son troisième acte ne basculait pas soudainement dans le fantastique pur en transportant le public dans l’au-delà. La pièce fait grand bruit à l’époque et incite rapidement les cinéastes à l’adapter à l’écran. Neuf ans après que Maxwell Karger ait tourné sa propre version en 1921, A Trip to Paradise, Frank Borzage s’y attaque à son tour, profitant de l’avènement alors tout récent du cinéma parlant. Or Borzage s’est illustré avec une série de films muets considérés comme des classiques impérissables, notamment pour le studio Fox (L’Heure suprême, L’Ange de la rue, La Femme au corbeau, L’Isolé). Le passage au parlant s’était fait au prix de concessions avec la Fox, réclamant des films plus commerciaux et moins exigeants artistiquement, tâche à laquelle Borzage accepta de se soumettre afin d’avoir les coudées franches pour un projet plus personnel : ce sera Liliom. Au confluent de deux périodes et de deux courants esthétiques, ce film étrange cherche à réintégrer l’imagerie poétique du cinéma muet tout en se conformant à un certain réalisme dicté par le contexte dans lequel se déroule le récit. Il en résulte une œuvre hybride, imparfaite mais fascinante.
Nous sommes donc dans un quartier modeste de Budapest. Simple domestique, Julie (Rose Hobart) se rend un soir à la fête foraine qui s’est établie dans la forêt en compagnie d’une amie et s’éprend du bonimenteur du carrousel, Liliom (Charles Farrell), un homme plein de gouaille qui séduit les filles à tour de bras. Ce dernier n’est pas insensible à son charme et tous deux ne tardent pas à s’installer sous le même toit. Mais Liliom est un homme passif qui passe ses journées à somnoler tandis que Julie s’affaire aux travaux ménagers. Lorsque celle-ci tombe enceinte, Liliom accepte de participer à un hold-up pour permettre à sa famille de partir vivre en Amérique. Le drame s’apprête alors à se nouer… Le film ne cherche jamais à évacuer les origines théâtrales du matériau original, comme en témoigne par exemple le grand escalier de la maison où vivent Julie et Liliom, du haut duquel chaque personnage entre et sort pour se passer le relais et questionner la jeune femme sur ses choix : une vie passionnée avec un bon à rien égoïste ou une existence confortable mais aseptisée avec un charpentier attentionné ? Par ailleurs, on constate que Borzage ne se soucie guère des règles imposées par la très prude censure de l’époque, osant filmer une première rencontre très charnelle entre Liliom et Julie (leurs corps s’entremêlent sur le cheval en bois d’un manège) ou mettre en scène une grossesse en dehors de liens sacrés du mariage. Mais c’est bien sûr la gestion du fantastique qui reste la composante la plus remarquable du film.
Train de vie…
Le décor de la fête foraine, qui s’illumine au loin dans les bois ou surgit en ombre chinoise derrière les grandes fenêtres de chez la tante de Julie, avec sa grande roue en mouvement et son train qui serpente sur les montagnes russes, se soustrait d’emblée à tout réalisme alors que le film est pourtant encore dans sa partie « naturaliste ». De la même manière, la fumée des cheminées qui jaillit des habitations derrière la voie ferrée dégage un parfum très onirique. Les décors assument leur caractère factice, les chemins de fer sont des modèles réduits qui ne cachent pas leur nature, bref l’irréel s’invite déjà… jusqu’à ce que le fantastique surgisse brutalement dans le cadre au sens propre, via la vision incroyablement surréaliste d’un train qui traverse une fenêtre pour entrer dans un salon et transporter un trépassé dans l’au-delà. La métaphore ferroviaire évoque à la fois les manèges de la foire et le lieu du forfait raté qui fait basculer le destin de nos protagonistes. Dès lors, Borzage ne se réfrène plus dans l’imagerie poétique. Les anges de la mort ressemblent à des soldats au casque orné de petites ailes et l’horizon est un enchevêtrement de ponts flottants dans les nuages. Ces visions fantasmagoriques nous feraient presque oublier le défaut majeur du film : le cruel manque d’alchimie entre les deux acteurs principaux, qui amenuise l’intensité de la romance. Car la voix haut perchée de Charles Farrell et le regard vide de Rose Hobart ne font pas beaucoup d’étincelles. Mélodramatique jusqu’à la caricature, Liliom n’évite d’ailleurs pas les écueils ni les excès. Mais cette féerie permanente et ce dernier acte enchanteur nous restent longtemps en mémoire après le visionnage du film.
© Gilles Penso
Partagez cet article