

Deux adolescentes pensionnaires d’un institut catholique décident de tromper leur ennui en se vouant corps et bien au Mal…
MAIS NE NOUS DÉLIVREZ PAS DU MAL
1971 – FRANCE
Réalisé par Joël Séria
Avec Jeanne Goupil, Catherine Wagener, Bernard Dhéran, gérard Darrieu, Marc Dudicourt, Michel Robin, Véronique Silver, Jean-Pierre Helbert, Nicole Mérouze
THEMA DIABLE ET DÉMONS
Joël Séria, c’est Les Galettes de Pont-Aven, bien sûr. Mais résumer sa carrière à cette seule comédie – si incontournable soit-elle – serait forcément réducteur. En 1971, au beau milieu d’une France encore pétrie de traditions catholiques et de conformisme social, ce réalisateur inconnu du public réalisait un premier long-métrage d’une audace rare : Mais ne nous délivrez pas du mal. D’abord interdit par la censure de l’époque, le jugeant « pervers » et « sadique », le film ne sortira qu’un an plus tard, auréolé d’un parfum de scandale tenace. C’est que ce récit, qui semble tirer son inspiration de plusieurs faits divers morbides (dont l’affaire Parker-Hulme qu’adaptera plus tard Peter Jackson dans Créatures célestes), s’attaque à deux piliers de la société française : la religion et l’innocence supposée de la jeunesse. On ne plaisante pas avec ça, surtout sous le régime rigide de Pompidou. Le scénario s’intéresse à deux jeunes filles pensionnaires d’un internat catholique, Anne (Jeanne Goupil) et Lore (Catherine Wagener). Élevées dans un milieu strict, moralisateur et verrouillé par des dogmes religieux étouffants, elles cherchent une échappatoire à l’ennui qui s’installe durablement.


C’est dans la provocation, la transgression et le sacrilège qu’Anne et Lore vont trouver cette bouffée d’oxygène. Elles volent, mentent, manipulent, séduisent des adultes crédules, s’amusent à pervertir le jardinier du pensionnat et le fermier d’un hameau voisin… Elles s’engagent même dans une dérive de plus en plus ritualisée, allant jusqu’à se livrer à une messe noire privée, dans une chapelle abandonnée, où elles jurent fidélité à Satan et brûlent un missel. Cette descente aux enfers oscille ainsi entre la chronique adolescente et le conte funèbre. La caméra de Séria capte les visages innocents, les rires complices, les jeux de regard entre les deux héroïnes, laissant l’inconfort se diffuser lentement comme un poison. Et tandis que la musique entêtante de Dominic Ney (une sorte de comptine susurrée par des voix féminines qui se répète inlassablement jusqu’au point de rupture) envahit la bande son, le film puise dans Baudelaire, Lautréamont et Sade pour nourrir un imaginaire juvénile féru de souffre et d’interdits. D’où la citation en cours de métrage des poèmes des Fleurs du Mal.
Un jeu dangereux
Le décalage entre l’atmosphère bucolique dans laquelle prend place le récit et la violence qui couve renforce le malaise. D’autant que les adultes sont ici décrits comme des êtres faibles, aveugles ou facilement manipulables, incapables de percevoir le gouffre qui s’ouvre sous leurs pieds. Il n’y a pas de figure rassurante dans le film : ni parent protecteur, ni prêtre salvateur. Tout s’y écroule lentement et irrémédiablement. Dès sa sortie, l’œuvre est classée comme subversive, interdite aux moins de 18 ans et vivement condamnée par les autorités religieuses. Comment pourrait-il en être autrement ? Au-delà de sa vive critique des institutions – que nous aurions tendance à pleinement apprécier -, le film convoque tout de même un voyeurisme discutable. Sexualiser à ce point deux adolescentes pour montrer la faiblesse du monde adulte, c’est un jeu dangereux qui pourrait faire basculer les intentions de Séria dans une zone trouble et incontrôlable. Certes, on peut toujours arguer que les deux comédiennes étaient majeures au moment du tournage (20 et 21 ans) et que Jeanne Goupil est même la mère des enfants du cinéaste, avec qui elle collaborera sur une dizaine d’autres films. Il n’en demeure pas moins que Mais ne nous délivrez pas du mal cultive très consciemment cette ambiguïté sans forcément en mesurer les conséquences. La suite de la carrière de Séria confirmera cette tendance à l’audace et à la prise de risque.
© Gilles Penso
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