

Pour son premier long-métrage, Jérémy Clapin se lance dans l’odyssée expérimentale et poétique d’une main privée du reste de son corps…
J’AI PERDU MON CORPS
2019 – FRANCE
Réalisé par Jérémy Clapin
Avec les voix de Hakim Faris, Victoire du Bois, Patrick d’Assumçao, Alfonso Arfi, Hichem Mesbah, Myriam Loucif, Bellamine Abdelmalek, Maud Le Guenedal
THEMA MAINS VIVANTES
Dans le paysage de l’animation française, J’ai perdu mon corps marque un tournant discret mais décisif. Récompensé à Cannes (Grand Prix de la Semaine de la Critique) et nommé aux Oscars en 2020, ce premier long-métrage adapte Happy Hand, un court roman de Guillaume Laurant (coscénariste du Fabuleux destin d’Amélie Poulain). Le film se construit autour de deux récits parallèles : celui d’une main tranchée qui s’échappe d’un laboratoire parisien pour retrouver son corps, et celui de Naoufel, jeune homme en errance, marqué par un drame d’enfance et devenu livreur de pizzas. Ces deux trajectoires – l’une physique, l’autre existentielle – s’entrelacent peu à peu au fil d’une quête de sens et de réparation. Au-delà de son pitch insolite (qui semble de prime abord vouloir reprendre à son compte l’imagerie de La Bête aux cinq doigts), J’ai perdu mon corps surprend par sa pudeur et son sens du détail, le film évoquant l’absence, le deuil et le hasard avec une délicatesse rare. Tournant le dos aux effets de mise en scène ostentatoires (et pourtant, que de virtuosité dans ce long-métrage !), Jérémy Clapin préfère aux effets appuyés trop visibles une sensibilité à fleur de peau.


La grammaire visuelle du film repose sur un équilibre subtil entre réalisme et impressionnisme. Les plans, souvent resserrés, plongent dans une matière sensorielle presque palpable. Le grain d’une moquette, la lumière crue d’un distributeur automatique, le frisson du vent sur un toit deviennent des éléments narratifs à part entière. Car ici, le monde est souvent filmé à hauteur de main, exploré par ce membre autonome qui rampe, chute, s’agrippe ou caresse, tel un protagoniste muet mais très expressif. Clapin et son équipe accordent une attention minutieuse aux textures, aux sons, aux gestes, bref à tout ce qui relève du souvenir corporel. Cette densité traverse tout le récit, notamment dans les scènes où Naoufel découvre Gabrielle à distance, par une voix entendue à l’interphone. La bande originale de Dan Levy baigne les images de nappes électro feutrées, tandis que le récit suit son cours sur deux temporalités distinctes qui ne sauraient tarder à fusionner.
À fleur de peau
Pour donner vie à cette histoire surprenante, Clapin fait le choix d’une technique hybride : une animation en 3D retravaillée image par image pour obtenir un rendu 2D expressif et organique. Ce parti pris permet d’atteindre un équilibre précieux entre la fluidité du mouvement et la fragilité des traits. Les décors, souvent urbains ou intérieurs, sont volontairement sobres, presque effacés, comme filtrés par la mémoire ou l’absence. Le film s’appuie aussi sur un casting vocal d’une grande justesse. Hakim Faris, dans le rôle de Naoufel, incarne avec retenue un jeune homme coupé de lui-même, tandis que Victoire du Bois donne à Gabrielle une chaleur mélancolique et distante. Autour d’eux, les voix de Patrick d’Assumçao et Bellamine Abdelmalek complètent ce tableau sensible, où chaque silence compte autant que les mots. Sans emphase ni morale, J’ai perdu mon corps prend ainsi la tournure d’une fable contemporaine, poétique et profondément humaine. Pour son long-métrage suivant, Pendant ce temps sur Terre, Clapin délaissera l’animation au profit des prises de vues réelles et des acteurs en chair et en os.
© Gilles Penso
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