L’HOMME QUI TUA DON QUICHOTTE (2018)

Après quinze ans de déconvenues et de faux départs, le film fou rêvé par Terry Gilliam a pu enfin prendre son envol…

THE MAN WHO KILLED DON QUIXOTE

 

2018 – ESPAGNE / PORTUGAL / GB / BELGIQUE / FRANCE

 

Réalisé par Terry Gilliam

 

Avec Adam Driver, Jonathan Pryce, Olga Kurylenko, Stellan Skarsgård, Joana Ribeiro, Oscar Jaenada, Sergi Lopez, Rossy de Palma

 

THEMA CONTES

Ce film-là, on ne l’espérait plus. Tout le monde avait fait une croix dessus depuis belle lurette, le rangeant avec dépit dans la catégorie des « plus grands films jamais réalisés » aux côtés du Dune d’Alejandro Jodorowsky. Mais Terry Gilliam n’a peur de rien : ni des projets plus grands que nature, ni des coups de sort du destin. C’est en 1990 que l’ex-Monty Python formule pour la première fois l’envie de porter à l’écran les écrits de Cervantès. D’emblée, il souhaite s’éloigner d’une adaptation littérale en confrontant Don Quichotte à un comparse anachronique, en l’occurrence un publicitaire du monde moderne. Les deux acteurs qu’il choisit semblent taillés sur mesure pour le rôle : Jean Rochefort dans l’armure défraîchie du chevalier fantasque et Johnny Depp sous la défroque d’un Sancho Panza du vingtième siècle. Le budget tarde à se boucler et le tournage s’amorce enfin à Madrid en 2000. Mais dès les premiers tours de manivelle, les difficultés logistiques s’enchaînent, et finalement l’état de santé défaillant de Rochefort interrompt définitivement le tournage. Ce film inachevé fera l’objet d’un fameux documentaire baptisé Lost in la Mancha. Terry Gilliam passe les quinze années suivantes à tenter de remonter le projet avec d’autres acteurs potentiels (Robert Duvall, John Hurt ou Michael Palin pour Don Quichotte, Ewan McGregor, Owen Wilson ou Jack O’Connell pour son compagnon de route). Beaucoup auraient abandonné en cours de route, mais le cinéaste finit par ressembler à son personnage principal, opiniâtre et obstiné face aux moulins à vent de l’adversité. Et le destin lui donne raison : en 2017, il parvient enfin à mettre sur pied son Don Quichotte sous forme d’une coproduction européenne.

Cette longue gestation a forcément modifié le projet en cours de route et renforcé l’effet miroir entre Terry Gilliam et son protagoniste, incarné finalement par Adam Driver. Alors en pleine période Star Wars, l’interprète de Kylo Renn joue Toby, un réalisateur arrogant et désabusé parti en Espagne pour tourner un clip publicitaire qui détourne sans finesse l’imagerie de Don Quichotte et Sancho Panza. Un soir, à l’hôtel où réside l’équipe, il rencontre un gitan qui vend toutes sortes de DVD, parmi lesquels il reconnaît le film de fin d’études qu’il réalisa il y a fort longtemps. Son sujet ? Don Quichotte. Troublé, Toby revoit les images de son œuvre de jeunesse et, pris de nostalgie, part à la recherche du petit village de Los Sueños où il tourna. Sur place, il se retrouve impliqué dans des catastrophes en chaîne et découvre que ce film de fin d’étude a bouleversé la vie de tous ceux qui y ont participé. C’est notamment le cas de Javier, un vieux cordonnier que Toby engagea à l’époque pour incarner Don Quichotte et qui se prend désormais pour le personnage. Il était difficile de passer après Jean Rochefort, Robert Duvall, John Hurt ou Michael Palin, mais il faut bien avouer que Jonathan Pryce est sublime dans le rôle de ce faux chevalier fou, retrouvant avec un enthousiasme communicatif le réalisateur qui le dirigea avec panache dans Brazil, Les Aventures du baron de Munchausen et Les Frères Grimm.

Folie douce

Plusieurs connexions avec la filmographie passée de Gilliam se dessinent d’ailleurs à travers ce Don Quichotte factice qui s’avère plus vrai que nature. Il y a du Munchausen dans ce personnage haut en couleurs qui raconte ses exploits fantasmagoriques à une foule ébahie, mais aussi du Fisher King lorsqu’il se retrouve frappé par des visions cauchemardesques où les monstres et les manifestations magiques s’invitent dans son quotidien. On pense aussi à Sacré Graal et Jabberwocky via cette propension à tourner en dérision l’imagerie médiévale (un sens du pastiche qui était justement la raison d’être du roman original de Cervantès). Toute la folie et la démesure du réalisateur de Bandits bandits sont là, miraculeusement préservées, mêlées d’une tonalité douce-amère qui rend le film totalement inclassable. Au fil de ce récit cahotant, le spectateur est sans cesse balloté entre la réalité et l’illusion. Le monde réel, le film de fin d’études et les reconstitutions en costumes se mêlent aux images fantastiques (les sacs de vin qui adoptent des visages monstrueux, le moulin qui se transforme en trio de géants grimaçants) jusqu’à ce qu’il devienne impossible de départager le vrai du faux. Toby lui-même, devenu Sancho Panza malgré lui, se laisse porter par cette aventure incongrue sans beaucoup résister, comme si la folie douce de ce faux Don Quichotte était salutaire pour qu’il puisse abatre une à une toutes les couches de cynisme l’ayant anesthésié au fil des ans. Pour autant, le film n’est jamais moralisateur et se rit des codes classiques de la fable hollywoodienne. En définitive, rien ne semble être ce qu’il est dans cet Homme qui tua Don Quichotte, et ce jusqu’à un final délicieusement poétique porté par la magnifique partition de Roque Baños.

 

© Gilles Penso


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