TITANE (2021)

Après la claque de Grave, Julia Ducournau transforme l’essai sans concessions et rafle au passage une Palme d’Or controversée…

TITANE

 

2021 – FRANCE / BELGIQUE

 

Réalisé par Julia Ducournau

 

Avec Vincent Lindon, Agathe Rousselle, Garance Marillier, Laïs Salameh, Domonique Frot, Myriem Akheddiou, Nathalie Boyer, Théo Hellermann

 

THEMA TUEURS

Forte du succès de Grave, Julia Ducournau aura néanmoins prudemment peaufiné la préparation de son deuxième long-métrage pendant quatre ans. On y retrouve son sens aigu du cadrage et du mouvement de caméra chic, ainsi qu’une exploration carnassière de la chair qui relance la comparaison avec une de ses idoles, David Cronenberg. Cette flatteuse analogie s’avère quelque peu réductrice : si Titane s’ouvre sur un accident de voiture et érotise le rapport de son héroïne à la machine, évoquant immanquablement Crash, ici ce sont les modifications corporelles qui ont un impact sur le psychisme et non l’inverse. Il serait également hâtif de penser que la réalisatrice brandit un unique étendard féministe à travers l’histoire tourmentée d’Alexia : certes, cette dernière reste totalement maîtresse de sa sexualité qu’elle utilise comme une arme (telle une égérie de Paul Verhoeven), et danse lascivement devant des hommes en rut à des salons automobiles non pas pour satisfaire leur regard lubrique mais ses fantasmes personnels. Cependant Ducournau dépasse rapidement le débat en vogue de l’identité de genre pour transformer son personnage en hybride, ni masculin ni féminin, ni humain ni mécanique, mais tout à la fois. Cette démarche décomplexée faisant fi de toute logique et ne lésinant pas sur les outrances visuelles convoque une sensibilité déviante plus japonaise qu’hexagonale (on pense notamment à Tetsuo).

Mais là où l’œuvre désarçonne et s’élève au-delà de ses références pour acquérir une singularité marquante (passé une séquence de massacre souffrant d’un humour décalé maladroit), c’est lors de son virage inattendu vers le drame social, coïncidant avec l’entrée en scène d’un Vincent Lindon écorché vif, pompier shooté aux stéroïdes qui croit retrouver son fils perdu en recueillant la danseuse en fuite. Leur relation incandescente pénètre violemment le cœur du spectateur pour ne plus en sortir, union indéfinissable de deux solitudes dévastatrices : il fallait bien un combattant du feu pour prétendre dompter la rage intérieure d’Alexia, tueuse en série mutique en mal d’amour, monstre incapable de s’adapter à une société conservatrice où le jugement de l’autre règne en maître. Dès cette rencontre électrique, la cinéaste manie avec une infinie délicatesse les démences complémentaires de ce duo construit sur une imposture mais générant progressivement un amour inconditionnel absolu qui brise les codes avec une liberté de ton jouissive, laissant toute considération morale en suspens. Les dialogues se font rares, Ducournau privilégiant avec subtilité le simple échange entre les corps, voyant un conflit se régler dans une étreinte musicale aussi brutale que sensuelle, une danse sur le toit d’un camion révéler subrepticement des mâles alpha à eux-mêmes, ou une réanimation cardiaque s’effectuer sur le tempo de la Macarena (séquence à la fois miraculeusement drôle et lourde de sens dans la consolidation des liens des protagonistes, le tout ancré dans une réalité sordide que ne renierait pas le Gaspar Noé de Seul Contre Tous).

Mourir d’aimer

Trouver sa place au beau milieu du chaos quand on est un « freak » infréquentable, tutoyer une rédemption mystique même lorsqu’on est un assassin : Titane rappelle dans sa trajectoire humaniste le magnifique Bad Boy Bubby, autre plaidoyer vibrant pour les différences les plus inacceptables. A l’instar du chef-d’œuvre de Rolf de Heer, la famille élue se révèle bien plus importante et fondatrice que la famille de sang, souvent destructrice et départie d’une véritable objectivité quant à ses membres. Comme l’a confessé sa réalisatrice lors de la réception de sa prestigieuse Palme d’Or cannoise, ce nouvel essai n’est pas parfait : outre une introduction laborieuse qui sacrifie à quelques écueils du film de genre, on pourra déplorer un point d’orgue final pas aussi puissant émotionnellement qu’il ne l’aurait dû, dispensant un espoir salvateur mais surpassé par l’intensité de ce qui a précédé. Reste qu’en l’état cette fantaisie aux allures de conte cauchemardesque, parabole fascinante sur les préjugés et les prérequis aux fulgurances formelles incontestables et à la tendresse immanente pour les laissés pour compte, inaugure une ère passionnante pour un cinéma fantastique français qui semble enfin en passe de briser ses entraves thématiques.

 

© Julien Cassarino


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