CANNIBAL MAN (1972)

La chronique glaçante et réaliste d’un homme ordinaire qui bascule progressivement dans la folie meurtrière…

LA SEMANA DEL ASESINO

 

1972 – ESPAGNE

 

Réalisé par Eloy de la Iglesia

 

Avec Vincente Parra, Emma Cohen, Eusebio Poncela, Vicky Lagos, Lola Herrera, Charly Bravo, Fernando Sanchez Polack, Goyo Lebrero, Ismael Merlo

 

THEMA TUEURS

Malgré son titre international, Cannibal Man ne parle pas d’anthropophagie mais du surgissement inattendu de la violence dans la vie banale d’un homme qui, entraîné dans un engrenage inexorable, se laisse contaminer par une pulsion criminelle irrépressible. Le titre original espagnol pourrait d’ailleurs se traduire par « La semaine du tueur » (moins vendeur, certes, mais plus proche de l’essence même du scénario). Les premières images sanglantes du film, qui ne doivent rien aux effets spéciaux, se situent dans un abattoir où sont suspendues et tuées des vaches. Ce cadre sinistre permet déjà de comprendre la distanciation qui se crée naturellement entre le personnage principal, Marcos (Vincente Parra), et l’horreur ramenée à l’état de routine. Toute la journée, il transporte des abats dans une brouette, voit couler le sang et ne s’en émeut pas le moins du monde. C’est son lot quotidien. La caméra d’Eloy de la Iglesia parvient à cristalliser l’inquiétude alors qu’il ne se passe encore rien, filmant en très gros plan le regard de son personnage principal, la sueur qui perle sur sa peau, son corps inerte avachi sur un canapé, les posters de pin-up qui recouvrent ses murs, ce voisin étrange qui observe son entourage avec une paire de jumelles, les enfants qui jouent bruyamment au ballon sur le terrain tout proche… La musique que diffuse la radio de Marcos est enjouée et légère mais l’atmosphère est moite et oppressante. Les zooms deviennent saccadés, la mise au point cherche son focus, le malaise est déjà profondément installé.

Mais les scènes suivantes contredisent la première impression que nous laisse Marcos. Il ne s’agit pas d’un être sociopathe, complexé et solitaire. Rien à voir avec le futur Frank Zito qu’incarnera Joe Spinell dans Maniac. Cet homme semble plutôt équilibré, entre sa petite-amie aimante Paula (Emma Cohen), son frère baroudeur Esteban (Charly Bravo) et la serveuse Rosa qui lui fait du gringue (Vicky Lagos). Pourtant l’instinct de mort est déjà logé inconsciemment dans son cerveau et ne demande qu’à s’activer. Le premier incident s’enclenche un soir où, très entreprenant sur la banquette arrière d’un taxi avec Paula, il provoque la colère du chauffeur. Celui-ci les met dehors mais réclame d’être payé. Le ton monte, Paula est brutalisée, Marcos s’énerve et assomme l’homme avec une pierre avant de prendre la fuite aux côtés de Paula. Or le lendemain, Marcos apprend par le journal local que le chauffeur a été retrouvé mort. Que faire ? Au sein du couple, les avis divergent. Si Paula exige sans délai d’aller tout raconter à la police, Marcos refuse en avançant un argument social : « ils ne croiront jamais un moins que rien comme moi, la police n’écoute que les riches. » Paula, qui rêvait jusqu’alors de se marier avec lui, déchante aussitôt. « Le mariage ne s’appuie pas sur des mensonges » lui dit-elle. C’est le début du point de non-retour…

Le sang des innocents

Pour traduire le déséquilibre qui s’installe chez Marcos, la mise en scène d’Eloy de la Iglesia recours souvent à des procédés atypiques : des gros plans inattendus, des sons dissonants de vibraphone, des battements obsédants qui semblent résonner à l’envers, le tic-tac lancinant d’une horloge qui accompagne les scènes d’amour mais aussi les passages violents… Car les premières pulsions meurtrières de Marcos sont liées à sa relation avec Paula. D’où l’effet très troublant de cette séquence où fusionnent un baiser et une strangulation, alors que l’amour et la mort sont en train de s’entrechoquer. Puis ce sont des morts de plus en plus méthodiques, de plus en plus déconnectées de tout sentiment ou de toute réalité. Les cadavres s’accumulent donc, aussi peu choquants aux yeux de l’assassin que les carcasses de bêtes qui agonisent dans l’abattoir où il sévit. Le cannibalisme évoqué dans le titre international du film trouve son origine dans la manière dont Marcos se débarrasse des corps : en les mixant morceau par morceau avec la viande de son usine qui sert à concocter des soupes vendues dans tous les restaurants. Le jour où on lui sert une de ces soupes, il manque de tourner de l’œil, en une de ces étranges touches d’humour noir qui constellent Cannibal Man. Ce qui reste le plus déstabilisant dans ce film, c’est sans conteste ce basculement d’un être a priori ordinaire, sans antécédent particulier, dans le meurtre en série. Les choses s’enchaînent mécaniquement, sans la moindre préméditation. Marcos finit par sembler presque victime de la situation, au point d’adopter souvent aux yeux de son entourage un comportement suspect, comme s’il cherchait inconsciemment à se faire attraper et punir. Coincé chronologiquement entre les derniers soubresauts du giallo et les premiers balbutiements du slasher, cet exercice de style atypique nous offre une approche résolument fascinante de l’horreur humaine.

 

© Gilles Penso


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