NOÉ (2014)

Darren Aronofsky réinvente l’un des épisodes les plus fameux de l’Ancien Testament en le transformant en conte fantasmagorique…

NOAH

 

2014 – USA

 

Réalisé par Darren Aronofsky

 

Avec Russell Crowe, Jennifer Connelly, Ray Winstone, Emma Watson, Logan Lerman, Anthony Hopkins, Douglas Booth

 

THEMA DIEU, LA BIBLE, LES ANGES

Dès l’enfance, Darren Aronofsky se passionne pour l’histoire de Noé et de son arche, au point d’en écrire un poème alors qu’il est encore à l’école. En tirer un film le titille donc très tôt. Il y pense d’abord après le tournage de Pi et se met à l’écriture à la fin des années 90. Mais il est stoppé dans son élan par la sortie du téléfilm L’Arche de Noé produit par la prestigieuse compagnie britannique Hallmark, avec Jon Voight dans le rôle principal. Mais le cinéaste revient à la charge quelques années plus tard, s’échinant à tirer un scénario riche en rebondissements à partir d’un texte biblique somme toute assez court. Son partenaire d’écriture Ari Handel (déjà à l’œuvre sur The Fountain, The Wrestler et Black Swan) l’aide à mettre en forme le récit. Trouver les 130 millions de dollars nécessaires à une telle superproduction n’est pas une mince affaire. En attendant de pouvoir réunir cette somme, le scénario est adapté sous forme d’un roman graphique dessiné par l’artiste canadien Niko Henrichon. Cette superbe BD qui annonce déjà plusieurs des partis pris esthétiques du film est répartie sur quatre tomes : « Pour la cruauté des hommes », « Et tout ce qui rampe », « Et les eaux envahirent la terre » et « Celui qui verse le sang ». Paramount et New Regency acceptent finalement de produire le long-métrage, dont le scénario sera affiné officieusement par John Logan (Aviator, Sweeney Todd, Skyfall).

Soutenues par une voix off sentencieuse, les premières images convoquent une imagerie kitsch qui laisse craindre le pire : des effets numériques outranciers, des timelapses frénétiques, un serpent numérique cartoonesque, des ombres chinoises qui s’entretuent, des monstres bizarres, des cités anachroniques qui se déploient en accéléré sur toute la planète… Fort heureusement, cette entrée en matière au graphisme discutable n’est pas en phase avec le reste de l’approche visuelle du film, lequel s’efforce de trouver le juste équilibre entre le réalisme et la fantasmagorie. Car le fantastique s’invite partout dans Noé. Il y a les miracles (des fleurs et des arbres qui poussent instantanément sur un sol aride), les visions prophétiques (l’humanité engloutie sous les flots ou détruite par les flammes) et surtout la présence surprenante des Veilleurs, ces géants de pierre qui furent jadis des créatures angéliques incandescentes avant leur déchéance. Les animaux eux-mêmes ressemblent à des variantes altérées des espèces que nous connaissons. Parfois, les différences se nichent dans les détails (des éléphants à la morphologie quasi-préhistorique), d’autres fois nous découvrons des hybridations totalement inconnues (un chien recouvert d’écailles de pangolin). Noé nous plonge finalement dans un univers beaucoup plus proche de l’heroic-fantasy que du récit biblique traditionnel. Le titanesque combat de l’armée de Tubal-Caïn contre les Veilleurs, au pied de l’arche muée en véritable forteresse attirant toutes les convoitises, n’aurait pas dépareillé dans Le Seigneur des anneaux.

Biblic-Fantasy

Dantesque, Noé nous offre des visions chaotiques de l’humanité revenue à l’état sauvage à cause de l’infécondité d’une terre ayant épuisé toutes ses ressources. Ils s’entretuent pour de la viande, pratiquent le cannibalisme, vendent femme et enfant pour un peu de nourriture… L’être humain est en bout de course, sous le regard effaré de Noé, tandis que se devine en filigrane un discours environnemental remettant en question la consommation de la chair animale. Évacuant un manichéisme trop frontal, le film pose en substance la question du bien et du mal. Qui mérite de vivre et qui de mourir ? Alors que ces visions de cauchemar dignes des gravures de Gustave Doré nous donnent à voir des montagnes humaines hurlantes submergées par les flots, le doute nous saisit. Pourquoi Noé et sa famille sont-ils sauvés ? Pourquoi pas les autres ? La délimitation entre les justes et les vils est-elle si facile à tracer ? Plus l’arche fend les eaux, moins les réponses sont simples à donner, d’autant que le comportement de Noé, soudain obsessionnel et tyrannique, accroit le malaise. À bord de ce zoo flottant mué en radeau de la Méduse, la tension n’en finit plus de monter jusqu’au point de rupture. Aronofsky nous offre donc une relecture totalement inédite d’un mythe qu’on croyait connaître sur le bout des doigts, s’appuyant sur un casting de premier ordre (Russell Crowe, Jennifer Connelly, Ray Winstone, Emma Watson, Anthony Hopkins sont tous habités par leurs personnages) et s’acheminant vers une ultime question dont nous craignons de connaître la réponse : n’aurait-il pas mieux valu que la race humaine s’éteigne définitivement pour que la nature reprenne enfin ses droits et que la Terre ait droit à une seconde chance ?

 

© Gilles Penso


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