TROIS MILLE ANS À T’ATTENDRE (2022)

Le père de Mad Max change brutalement de registre pour nous offrir la relecture moderne d’un conte des Mille et une nuits…

THREE THOUSAND YEARS OF LONGING

 

2022 – USA / AUSTRALIE

 

Réalisé par George Miller

 

Avec Tilda Swinton, Idris Elba, Pia Thunderbolt, Berk Ozturk, Anthony Moisset, Ayla Browne, Aamito Lagum, Matteo Bocelli, Kaan Guldur

 

THEMA CONTES I MILLE ET UNE NUITS

Depuis 2015 et le coup d’éclat de Mad Max Fury Road, nous désespérions de retrouver George Miller derrière une caméra. Chacun se perdait en conjectures sur son projet suivant, mais le malicieux réalisateur australien attendait patiemment son heure pour mieux nous surprendre. De fait, Trois mille ans à t’attendre semble être l’anti-Mad Max par excellence. Deux personnages principaux filmés dans des décors clos et minimalistes, une abondance de dialogues, une narration qui prend son temps, un cadre moderne et réaliste qui se laisse progressivement contaminer par une fantaisie venue des âges lointains… Décidément, nous sommes très loin de la tétralogie post-apocalyptique menée à un train d’enfer depuis la fin des années 70. Pourtant, lorsqu’on gratte un peu derrière la cosmétique, il n’est pas bien difficile de mettre à jour les thèmes récurrents qui obsèdent Miller depuis toujours. Les grands mythes séculaires, ceux qui forgent tous les contes et toutes les légendes, irradient avec autant d’intensité Trois mille ans à t’attendre que la saga Mad Max (qui plonge l’humanité dans un chaos futuriste pour mieux lui faire retrouver la tribalité et la sauvagerie des âges primitifs). Le rôle crucial du raconteur d’histoires, celui qui énonce les récits pour nourrir la mémoire collective, est un autre des thèmes récurrents de la filmographie « millerienne ». Il est au cœur du scénario de Trois mille ans à t’attendre, tout comme il transportait les « war boys » illuminés de Mad Max Fury Road sans cesse en quête de témoins de leurs aventures. Quant aux tableaux baroques qui constellent le dixième long-métrage du cinéaste (le harem des femmes obèses, les pugilats barbares), auraient-ils dépareillé dans l’univers dévasté qu’arpente Max Rockatansky ?

D’ailleurs, Miller s’entoure de plusieurs membres clés de l’équipe artistique de Mad Max Fury Road, notamment le compositeur Tom Holkenborg, la monteuse Margaret Sixel et le directeur de la photographie John Seale, pour les pousser dans leurs retranchements et les sortir de leur zone de confort. Le pari est réussi. En écoutant la somptueuse bande originale du film par exemple, d’une retenue et d’une élégance folles, bien malin sera celui qui reconnaîtra le style d’un Junkie XL habituellement caractérisé par l’énergie gorgée d’adrénaline de ses musiques de films. Chacun se met donc au diapason du réalisateur mué en chef d’orchestre, à la tête d’une symphonie fantastique résolument atypique. Sa source d’inspiration principale est la nouvelle d’A.S. Byatt « The Djinn in the Nightingale’s Eye », parue en 1994 dans le recueil du même nom. C’est autour de cette histoire qu’il bâtit celle d’Alithea Binnie (Tilda Swinton), une conférencière britannique professionnellement épanouie et profondément solitaire. En voyage en Turquie pour un des nombreux séminaires culturels auxquels elle participe, elle découvre dans une boutique de souvenirs un petit flacon un peu abîmé qu’elle achète. De retour dans sa chambre d’hôtel, Alithea le frotte pour le décrasser. Aussitôt, un djinn (Idris Elba) surgit du récipient et – comme le veut la tradition – lui accorde trois vœux…

Quelques gouttes de djinn

Ce qui frappe d’emblée, dans la mise en scène de George Miller, c’est son incroyable fluidité. La manière dont sa caméra s’accroche à son personnage principal et ces surprenantes transitions sonores et visuelles dotent les événements d’une texture presque organique. Les roues du train d’atterrissage d’un avion deviennent celle d’un chariot, un soupir de soulagement se mue en murmure collectif dans une salle de conférence, un tonnerre d’applaudissements se transforme en bruit de crécelle… Tout est déjà lié, et pourtant nous nageons en pleine incertitude. Lorsqu’Alithea commence à voir surgir des personnages mythologiques effrayants dans son entourage, soudain incapable de faire la part du réel et de l’imaginaire, elle n’est pourtant pas particulièrement étonnée, comme si les caprices de son imaginaire lui étaient familiers. Du coup, face au djinn apparu de manière saugrenue dans sa chambre d’hôtel, l’incrédulité cède vite le pas à une certaine résignation : cette femme est bien en peine de formuler le moindre vœu. Ne rien désirer, est-ce la preuve d’une vie comblée ou d’un profond désenchantement ? Malgré ses nombreux flash-backs nous transportant dans des univers fantasques plus grands que nature, quelque part à mi-chemin entre Cloud Atlas et Les Aventures du baron de Munchausen, le récit se noue principalement dans ce huis-clos banal, au fil d’une longue discussion entre deux êtres que tout sépare. Trois mille ans à t’attendre est un beau film, c’est indéniable, mais sa beauté est un peu froide, plus intellectuelle qu’émotionnelle. Le film touche le cerveau sans vraiment parvenir à atteindre le cœur, et c’est son défaut majeur. On regrettera aussi ces jolies idées (l’ami imaginaire en papier dessiné) à peine esquissées puis laissées sur le bas-côté. George Miller avait sans doute beaucoup de choses à dire, sans doute trop, se laissant emporter par ce trop-plein d’idées sans parvenir à toutes les canaliser. Cet exercice audacieux demeure malgré tout fascinant, tellement loin des canons hollywoodiens traditionnels.

 

© Gilles Penso


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