DOCTEUR JEKYLL ET MISTER HYDE (1941)

Un trio de superstars et un réalisateur prestigieux se réunissent pour l’une des plus belles adaptations du célèbre mythe…

DOCTOR JEKYLL AND MISTER HYDE

 

1941 – USA

 

Réalisé par Victor Fleming

 

Avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman, Lana Turner, Donald Crisp, Barton Mac Lane, C. Aubrey Smith, Peter Godfrey, Ian Hunter

 

THEMA JEKYLL ET HYDE

Lorsqu’il s’attaque à Docteur Jekyll et Mister Hyde, Victor Fleming vient de signer coup sur coup deux des plus grands classiques de l’histoire du cinéma : Autant en emporte le vent et Le Magicien d’Oz. La Metro Goldwyn Mayer, chez qui il est sous contrat, lui propose alors de s’emparer du classique de Robert Louis Stevenson pour en livrer sa propre version. Si le scénario de John Lee Mahin (Scarface, Capitaines courageux) reprend dans les grandes lignes les péripéties du court roman de Stevenson, il s’appuie surtout sur le Docteur Jekyll et Mister Hyde réalisé par Rouben Mamoulian en 1931, dont le film de Fleming constitue donc un remake officiel. La trame de ces deux longs-métrages qu’une décennie sépare s’octroie de nombreuses libertés avec le texte original, reprenant une grande partie de la structure de la pièce de théâtre écrite par Thomas Russell Sullivan en 1887. Voilà pourquoi la relation de Jekyll / Hyde avec deux femmes que tout oppose (sa fiancée aristocratique Beatrix Emery et la serveuse délurée Ivy Petersen) occupe une place si importante chez Mamoulian et Fleming, alors qu’aucun de ces personnages n’existe dans la prose de Stevenson. Mais un cinéaste de la trempe de Fleming ne peut se contenter de reproduire servilement un film déjà existant. Son Docteur Jekyll et Mister Hyde développe donc un style et une personnalité bien à part.

Très tôt, Fleming s’amuse à dépeindre la rigidité de la haute société du 19ème siècle et l’étroitesse de son esprit. Aux yeux de l’aristocratie bien-pensante, les recherches avant-gardistes du docteur Harry Jekyll (Spencer Tracy) manquent d’éthique et de rigueur morale. « L’âme de l’homme civilisé est ainsi faite », dit-il lors d’un dîner mondain. « Le bien et le mal s’y affrontent. » Voilà un discours qui n’est pas du goût de tous. Mais Jekyll est un homme en avance sur son temps qui ne peut se limiter à la médecine traditionnelle. Lorsqu’il a réussi à transformer dans son laboratoire un lapin en bête sauvage et un rat en animal affectueux, il sait qu’il a trouvé la formule lui permettant de séparer le bien du mal. Or le patient sur lequel il prévoyait d’expérimenter son sérum passe de vie à trépas. Tant pis : il sera lui-même le cobaye. L’expérience est montée comme dans un film muet, sans aucun dialogue ni bruitage, parée d’une musique grandiloquente et ponctuée de gros plans très expressifs. La métamorphose elle-même nous est décrite de l’intérieur, à travers l’esprit tourmenté de Jekyll. Les visages de Beatrix et Ivy (la prude fiancée et la barmaid effrontée) s’immergent dans une sorte de boue indéfinissable puis se muent en chevaux sauvages que le docteur fouette comme un cocher devenu fou. Lorsque Jekyll revient à lui, son apparence a changé. Fleming ne nous montre d’abord que des reflets déformés et des ombres, puis enfin le visage. Le maquillage apposé par Jack Dawn sur Spencer Tracy durcit ses traits, déforme son sourire, le dote d’attributs bestiaux. Mais nous sommes loin de l’approche simiesque du film de Mamoulian. L’acteur est encore reconnaissable, et c’est justement la subtilité de l’altération qui rend ce Hyde si troublant.

Les femmes du docteur Jekyll

Prévue initialement pour incarner la fiancée vertueuse, Ingrid Bergman insiste pour jouer la serveuse, un rôle qu’elle juge plus intéressant et qui tranche avec sa filmographie passée. La future héroïne de Casablanca et des Enchaînés a vu juste. L’Ivy Petersen qu’elle interprète est bouleversante, la fille aguicheuse aux manières rustres qu’elle campe en début de métrage se muant progressivement en femme terrifiée, soumise et désespérée. Lana Turner ne démérite pas sous les traits de Beatrix, mais son personnage est moins complexe, plus monocorde. C’est à travers elles deux que se bâtit la tragédie du docteur Jekyll, dont elles seront les victimes principales. Dans le rôle-titre, Spencer Tracy prend des risques, quitte à déstabiliser le public qui le connaît sous des atours plus avenants. Son interprétation a ceci d’étonnant que même en Jekyll il possède déjà le regard halluciné et les mimiques de Hyde, ce dernier n’étant qu’un miroir déformant et brutal du bon médecin. La rupture entre les deux êtres est donc moins marquée que chez Mamoulian, et même si certains effets sont aujourd’hui très datés (les lents fondus enchaînés qui visualisent les transformations), le trouble demeure. Fleming n’hésite d’ailleurs pas à se soustraire au réalisme pour mieux construire son atmosphère, faisant usage de toiles peintes et de maquettes lorsque ses décors le nécessitent. Gros succès commercial, ce Docteur Jekyll et Mister Hyde mélodramatique fut nommé trois fois aux Oscars, pour sa photographie, sa musique et son montage.

 

© Gilles Penso


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