LA CHARRETTE FANTÔME (1939)

Selon une ancienne légende, ceux qui sont sur le point de mourir entendent grincer les roues d’une vieille charrette emportant les défunts…

LA CHARRETTE FANTÔME

 

1939 – FRANCE

 

Réalisé par Julien Duvivier

 

Avec Pierre Fresnay, Louis Jouvet, Micheline Francey, Marie Bell, Ariane Borg, Marie-Hélène Dasté, Andrée Méry, Mila Parély, Valentine Tessier, Génia Vaury

 

THEMA MORT I FANTÔMES

La Charrette fantôme est le quarante-quatrième long-métrage de Julien Duvivier, dont la carrière particulièrement prolixe démarra à l’aube des années vingt et s’acheva à la fin des années soixante. Ayant touché à tous les genres, ce cinéaste incroyablement influent avait eu l’occasion en 1936 de réinventer Le Golem, dont Paul Wegener avait tiré un film mémorable en 1920. Avec La Charrette fantôme, il s’attaque à un exercice un peu similaire, puisque cet autre récit fantastique, cette fois-ci inspiré d’un roman de Selma Lagerlöf (« Le Charretier de la mort »), fut porté à l’écran en 1921 par le réalisateur suédois Victor Sjöström. Duvivier est d’autant plus à l’aise avec l’exercice du remake qu’il réalisa lui-même deux versions de Poil de carotte, respectivement en 1925 et 1932. « Ici… Là-bas… Ou ailleurs… » C’est en ces termes que commence La Charrette fantôme, pour bien signifier que la ville imaginaire dans laquelle se déroule le film pourrait être située n’importe où, preuve de l’universalité de ce récit. Nous sommes le 31 décembre, et tandis que la majorité de la population s’apprête à fêter la Saint-Sylvestre, une foule de miséreux fait la queue pour un bol de soupe que distribue l’Armée du salut. Parmi eux se trouvent Georges (Louis Jouvet et sa voix si… bizarre) et David (Pierre Fresnay, futur héros de La Main du diable). Habitués aux bouges mal fréquentés, ils vident quelques verres d’alcool, une rixe éclate et Georges reçoit un coup de couteau. David, lui, erre dans les rues et atterrit presque par hasard dans l’asile que vient d’inaugurer l’Armée du salut. Premier pensionnaire de ce refuge sur le point d’ouvrir officiellement ses portes, il touche sœur Edith (Micheline Francey), persuadée qu’elle peut ramener ce mauvais garçon sur le droit chemin…

Duvivier décrit la misère avec un réalisme que les années n’ont pas entaché, dirigeant une sacrée collection de « gueules » de cinéma. En ce sens, la prestation de Fresnay est étonnante, plus vrai que nature en ancien souffleur de verre désormais incapable de pratiquer son métier à cause d’un poumon enflammé, et tombé depuis dans le démon de la boisson. Le film s’intéresse ainsi à une cohorte de gens déchus : des artisans, des érudits, des médecins, tous tombés plus bas que terre à cause des caprices du destin. Ou pire encore, ce jeune amoureux candide emprisonné alors qu’il était innocent et mué dès lors en voleur, en crapule et en criminel. Fidèle à sa vision pessimiste de l’humanité, le cinéaste dresse un portrait désespéré de ses semblables. Les éléments fantastiques s’insèrent dans le film avec d’autant plus d’impact que le contexte est ultra-réaliste. Témoin cette scène angoissante où une vieille dame traverse les étendues enneigées, perturbée par le son sinistre et lancinant d’une charrette qui grince, celle qui, selon la légende, annonce aux futurs défunts que leur dernière heure est arrivée. Alors que la malheureuse s’écroule, une voix sépulcrale chuchote : « prisonnière, sors de ta prison ». Puis des mains blafardes et translucides s’emparent du corps astral de la malheureuse, sa dépouille terrestre gisant sur le sol glacé. Duvivier opère ainsi un grand écart surprenant entre le drame social et l’épouvante fantasmagorique.

Entre réalisme et fantasmagorie

Assumant pleinement ce mélange des genres, le cinéaste multiplie les tours de force de mise en scène. C’est le cas de cette étonnante scène du cantique entonné dans l’asile de l’armée du salut, au milieu d’un parterre de loques humaines qui confessent leurs bassesses entre deux couplets chantés, comme si brusquement ce mélodrame réaliste se muait en comédie musicale. Duvivier fait aussi preuve d’un sens du montage virtuose dans cette autre séquence où Fresnay s’enivre jusqu’à perdre tout repère. Les gros plans de l’ivrogne s’enchaînent sous plusieurs angles, entrecoupés de vues subjectives de plus en plus déséquilibrées. La violence qui couve semble sur le point d’exploser. L’apothéose de cette brutalité primitive est la fameuse séquence de la hache, directement reprise au classique de Victor Sjöström et reproduite quasiment à l’identique par Stanley Kubrick dans Shining. Le climax, sis dans un cimetière embrumé digne des films de monstres du studio Universal, permet à l’imagerie fantastique de réinvestir pleinement le métrage, jusqu’à un dénouement faussement optimiste, empreint en réalité d’une profonde tristesse. Toute cette noirceur, qui caractérise la majorité des œuvres de Julien Duvivier, nous ferait presque oublier qu’il allait connaître son plus grand succès avec Le Petit monde de Don Camillo.

 

© Gilles Penso



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