JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES (1951)

Pour retrouver la fille dont il est tombé amoureux, un jeune détenu s’évade dans le monde des rêves et se perd dans un village peuplé d’amnésiques

JULIETTE OU LA CLEF DES SONGES

 

1951 – FRANCE

 

Réalisé par Marcel Carné

 

Avec Gérard Philipe, Suzanne Cloutier, Gabrielle Fontan, Jean-Roger Caussimon, Édouard Delmont, René Génin, Yves Robert

 

THEMA RÊVES

A la fin des années trente, Marcel Carné, qui vient d’enchaîner Drôle de drame, Le Quai des brumes, Hôtel du Nord et Le Jour se lève, souhaite un peu changer de registre. En découvrant la pièce de théâtre « Juliette ou la clé des songes », du poète surréaliste Georges Neveux, il s’enthousiasme et voit là la possibilité d’un grand film féerique. Le compositeur tchèque Bohuslav Martinu en a tiré un opéra en trois actes en 1938. Pour rendre justice au caractère poétique du récit, Carné envisage de confier les dialogues du film à Jean Cocteau et le rôle principal à Jean Marais. Mais le producteur André Paulvé, enthousiaste au début, finit par se désister face à la censure du régime de Vichy qui commence à gangréner le monde du cinéma. Carné et Paulvé pourront tout de même se lancer dans un film fantastique sous l’occupation, le fameux Les Visiteurs du soir, mais il faudra attendre la fin des années quarante pour que Juliette ou la clef des songes redevienne d’actualité. C’est finalement Sacha Gordine (La Marie du port) qui produira le film. Georges Neveux, l’auteur de la pièce, s’attelle lui-même aux dialogues. Après avoir envisagé Serge Reggiani et Michel Auclair dans la peau du héros, Carné jette son dévolu sur Gérard Philipe, qui donnait la réplique à Michel Simon dans La Beauté du diable. Quant à la gracieuse Juliette, elle prend les traits de Suzanne Cloutier, une comédienne canadienne qu’Orson Welles avait dirigée dans Othello.

Le film commence dans le cadre très réaliste d’une prison. Les gardiens évoluent de couloir en couloir, les prisonniers s’entassent à trois par cellule. Dans l’une d’entre elles, coincé entre deux codétenus, Michel ne parvient pas à trouver le sommeil. Les yeux au plafond, il repense à Juliette, la jolie jeune fille pour qui il a volé de l’argent, se retrouvant du coup dans cette fâcheuse posture. Enfermé entre quatre murs, il n’a plus qu’un seul moyen de la retrouver : s’endormir et rêver. Il plonge donc dans le monde des songes et se retrouve dans un village imaginaire. L’atmosphère carcérale cède le pas à un environnement champêtre et ensoleillé, sublimé par une musique exagérément emphatique de Joseph Kosma. Les lieux sont charmants, les habitants sont pittoresques, l’esprit est à la fête, et Michel lui-même s’en va gambader en sautillant sur le chemin de cette liberté onirique. Cet endroit présente tout de même une étrange particularité : tout le monde y a perdu la mémoire. Personne ne sait qui il est, y compris la belle Juliette qui s’égare et tombe entre les griffes d’un châtelain autoritaire. Ce dernier n’a pas plus de souvenir qu’elle mais tente de la persuader qu’ils furent amoureux jadis. Michel est le seul à connaître son passé. Mais comment retrouver celle qu’il aime dans cette foule d’amnésiques ?

Le village des souvenirs perdus

Cette idée d’un village où tout le monde a perdu la mémoire, chaque habitant se raccrochant aux souvenirs des autres comme un naufragé à un bout de radeau, a quelque chose de fascinant. Les marchands ambulants vendent de faux souvenirs, les restaurateurs font mine de connaître leur clientèle depuis des années, les diseurs de bonne aventure ne prédisent pas l’avenir mais le passé, personne n’est dupe mais tout le monde joue le jeu. Y compris cet accordéoniste faussement débonnaire, campé par Yves Robert, qui tire des notes de son instrument en espérant qu’ils raviveront sa mémoire. Le personnage le plus inquiétant de cette petite galerie est le sinistre aristocrate (excellent Jean-Roger Caussimon) qui lit tous les livres de sa gigantesque bibliothèque pour savoir s’il a laissé une place dans l’histoire. La réponse à cette question sera cruellement ironique. Le film se suit à la manière d’un vagabondage surréaliste, et l’on comprend aisément que Carné ait d’abord pensé à Cocteau pour en écrire les dialogues. Mais contrairement au Sang du poète ou plus tard au Testament d’Orphée, l’intrigue de Juliette ou la clef des songes se déroule le long d’un fil conducteur plus tangible. Au bout du récit plane un dilemme : que choisir entre une réalité banale faite de déconvenues et un monde rêvé où l’être aimé doit sans cesse être reconquis ? Présenté au festival de Cannes en 1951, le film y reçoit un accueil glacial et une salve de critiques assassines le taxant de prétentieux, d’emprunté, d’artificiel, voire d’insupportable. Et pourtant, comment ne pas se laisser conquérir par cette fable douce-amère où les héros, tels de pauvres automates, ne peuvent vivre qu’au temps présent en rêvant de trouver un sens à leur vie ?

 

© Gilles Penso



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