LE PORTRAIT DE JENNIE (1948)

Un peintre new-yorkais rencontre une mystérieuse jeune fille, vieillissant de plusieurs années à chacune de leurs rencontres…

THE PORTRAIT OF JENNIE

 

1948 – USA

 

Réalisé par William Dieterle

 

Avec Joseph Cotten, Jennifer Jones, Ethel Barrymore, Lilian Gish, Cecil Kellaway, David Wayne, Albert Shape

 

THEMA FANTÔMES

David O’Selznick, célèbre producteur d’Autant en emporte le vent ou Duel au soleil, incarnait à lui seul une certaine idée du cinéma hollywoodien, flamboyant et grandiose. Pas étonnant dès lors que Le Portrait de Jennie ait dérouté le public à sa sortie. Tiré du roman éponyme de Rober Nathan, le film se pose comme une œuvre intimiste et philosophique dont l’aspect romantique dépasse le cadre du mélodrame des deux succès sus-cités pour reposer entièrement sur un argument fantastique. Mystique même. Eben Adams (Joseph Cotten) peint des paysages mais peine à vivre de ses pinceaux. Miss Spinney (Ethel Barrymore), la co-directrice d’une galerie d’art d’un âge certain, perçoit pourtant le potentiel de son travail, convaincue que s’il trouvait l’inspiration véritable, il pourrait accoucher d’un chef-d’œuvre. Eben rencontre ensuite par hasard la jeune Jennie (Jennifer Jones) dans Central Park. La fillette semble le connaitre et lui explique qu’elle aimerait grandir plus vite pour pouvoir être avec lui, puis disparait comme elle est apparue, laissant derrière elle un foulard emballé dans un journal daté d’il y a 30 ans. Lorsqu’il la retrouve quelques jours plus tard, elle est âgée de plusieurs années supplémentaires. Jennie et Eben réalisent que leurs destinées sont liées, bien qu’ils soient nés dans des époques différentes. Dès lors, il ne vit plus que dans l’attente de leur prochaine rencontre et tente d’en apprendre plus sur elle. Ses investigations le mènent dans un couvent où elle a séjourné, mais une sœur lui apprend que Jennie est morte il y a quelques années, emportée par une lame de fond près du phare voisin. Eben est convaincu que s’il se rend au phare à la date anniversaire de l’accident, il pourra la revoir et peut-être empêcher le drame…

Difficile de résumer ce film décidément atypique tant scénario et mise en scène disséminent abondamment mystères cosmiques et pistes de réflexion philosophique. De prime abord, il s’agit d’une histoire d’amour entre deux âmes sœurs séparées par le temps, un obstacle bien plus difficile encore à surmonter que l’espace comme le montrera plus tard Quelque part dans le temps. L’autre complication tient à la nature fantomatique de Jennie, un ressort dramatique déjà au cœur de L’Aventure de Madame Muir l’année précédente. Mais Le Portrait de Jennie se veut avant tout une évocation et une représentation poétique et métaphysique de thèmes tels que la postérité, la mémoire et le destin. Après avoir rencontré Jennie, Eben ne cherche plus à vendre ses tableaux simplement pour payer son loyer ; son art devient une obsession, sa raison de vivre. Comme l’explique le collègue de Miss Spinney, un portrait réussi doit avoir une dimension intemporelle et universelle, ce à quoi parviendra Eben avec le portrait de sa spectrale muse, tous deux accédant à la postérité à travers ce chef d’œuvre : elle par sa fascinante beauté mélancolique, lui par son travail enfin reconnu. D’un point de vue méta-textuel, le film pourra aussi être vu comme une déclaration d’amour de Selznick à Jennifer Jones, qu’il allait épouser l’année suivante.

Une brève histoire (de l’amour et) du temps

Le réalisateur William Dieterle, un des nombreux émigrés allemands à Hollywood depuis les années 20, apporte une sensibilité toute expressionniste au Portrait de Jennie, dans un noir et blanc tour à tour hyper-contrasté et stylisé, mais aussi étonnamment désaturé lors de scènes en extérieurs dans la Grosse Pomme – une excursion hors du studio remarquable dans une production Selznick. Les rues de la ville apparaissent désertes, les amoureux transis errant dans les rues entre chien et loup comme deux fantômes, ce qui renfore encore l’intemporalité de l’histoire. La dernière séquence du film, lorsqu’Eben se rend au phare au beau milieu de la tempête, est teintée en vert, faisant basculer l’ambiance de l’onirisme vers le cauchemar. L’ultime plan du film nous offre une ultime évolution chromatique, concluant de façon douce-amère l’histoire de Jennie et Eben qui tend passionnément vers la notion d’absolu : accomplissement artistique, amour indéfectible et affirmation de soi. Bien que la magie de la mise en scène repose sur un traitement pictural très à-propos, le scénario fait lui aussi preuve d’une impressionnante densité – chaque scène, chaque réplique enrichissant le propos – et soigne ses personnages secondaires, comme l’émouvante Miss Spinney qui parvient à faire ressentir son amour et son admiration pour Eben, bien que les convenances sociales de l’époque lui interdisent d’avouer son attirance pour cet homme bien plus jeune qu’elle. Le Portrait de Jennie est un véritable petit bijou de cinéma, onirique et mélancolique, qui semble nous dire que l’âge et le temps ne sont que des notions terrestres, et que seul l’Amour a le pouvoir de nous extirper de leur fatale emprise.

 

© Jérôme Muslewski

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