

En cherchant à adapter la prose insolite de Lewis Carroll, Walt Disney se lance dans un film animé bizarre qui déroutera les spectateurs à sa sortie…
ALICE IN WONDERLAND
1951 – USA
Réalisé par Clyde Gernonimi, Wilfred Jackson et Hamilton Luske
Avec les voix de Kathryn Beaumont, Ed Wynn, Richard Haydn, Sterling Holloway, Jerry Colonna, Verna Felton, J. Pat O’Malley, Bill Thompson, Heather Angel
THEMA CONTES
L’ombre d’Alice plane sur Disney depuis ses balbutiements. Bien avant que Blanche-Neige ne croque sa pomme ou que Cendrillon ne perde sa pantoufle, Walt Disney avait déjà tenté d’apprivoiser la petite fille en robe bleue dans une série de courts-métrages muets, les Alice Comedies. Mais adapter Alice au pays des merveilles en long-métrage animé s’avérera une autre paire de gants. Car là où les contes classiques obéissent à une morale et une progression linéaire, le chef-d’œuvre de Lewis Carroll explose les cadres, se moque des conventions narratives et plonge tête la première dans un absurde jubilatoire. Ce sera le pari très risqué du studio en 1951, celui de tenter effrontément de discipliner le chaos. Le résultat est un ovni visuel, un prototype psychédélique avant l’heure, désavoué à sa sortie, boudé par le public, et même renié par Walt Disney lui-même. Pourtant, ce film étrange, composite et déroutant s’imposera dès la décennie suivante comme un classique culte, adulé par une nouvelle génération de spectateurs bien décidés à suivre Alice dans son trip coloré.


Il faut dire que le développement du film tient du parcours d’obstacles. Les scénaristes, dépassés par la structure éclatée du roman, jettent l’éponge les uns après les autres. Trop de personnages, trop de dialogues absurdes, trop d’irrévérence. Même les premières tentatives de story-board, confiées à David Hall, flirtent dangereusement avec l’horreur : un chat du Cheshire cauchemardesque, un Chapelier Fou armé de ciseaux… On comprend vite que l’adaptation fidèle est impossible. Il faut inventer une autre Alice. Ce sera celle de Mary Blair, artiste moderniste, dont les aplats de couleurs et les décors stylisés imposent une rupture esthétique radicale. Exit les gravures victoriennes de John Tenniel, place à une Alice pop avant l’heure, évoluant dans un monde aux contours mouvants, saturé de couleurs irréelles et de formes grotesques. Rarement Disney aura autant flirté avec l’avant-garde. Avec ses cinq réalisateurs (dont trois seulement seront crédités au générique), sa structure éclatée et son absence manifeste de logique narrative, Alice au pays des merveilles se vit quasiment comme un rêve éveillé…
Psychédélique avant l’heure
Ce foisonnement visuel masque mal une impasse dramatique. Car sans réel fil conducteur, Alice traverse les séquences comme un fantôme curieux, passive face aux événements absurdes qui s’enchaînent. Mais c’est précisément dans cette errance que le film trouve sa force. Alice au pays des merveilles ne cherche pas à plaire, il dérange, amuse, déconcerte. Il est l’antithèse du « happy ending » balisé, une fête foraine mentale où les règles sont pulvérisées à chaque tournant. Voilà qui explique pourquoi le public de 1951 ne s’y retrouve pas. Pas de chansons mémorables comme chez Cendrillon, pas d’émotion à fleur de peau comme dans Dumbo, juste un étrange ballet d’absurdités. Mais le temps donnera raison à cette curiosité maladroite. Car Alice, l’enfant rebelle qui refuse de grandir, devient l’icône parfaite d’un cinéma qui cherche à sortir du cadre, d’une animation qui ose perdre le contrôle. Aujourd’hui, Alice au pays des merveilles est reconnu pour ce qu’il est : un chef-d’œuvre marginal, un objets curieux qui a su faire rimer expérimental avec enchantement. C’est aussi une nouvelle preuve des audaces artistiques parfois inconscientes dont fit souvent preuve Walt Disney, trop souvent considéré comme un businessman avisé féru de formules prudentes et codifiées. Qui d’autre que lui aurait osé des folies telles que Fantasia ou cette Alice irrévérencieuse ?
© Gilles Penso
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