VOYAGE DE CHIHIRO (LE) (2001)

Après Princesse Mononoké, Hayao Miyazaki imagine l’aventure initiatique d’une fillette perdue dans un monde à la fois magique et cauchemardesque…

SEN TO CHIHIRO NO KAMIKAKUSHI

 

2001 – JAPON

 

Réalisé par Hayao Miyazaki

 

Avec les voix de Rumi Hiiragi, Miyu Irino, Mari Natsuki, Takashi Naitô, Yasuko Sawaguchi, Tatsuya Gashûin, Ryûnosuke Kamiki, Yumi Tamai, Yô Ôizumi

 

THEMA CONTES

En 1997, après l’immense aventure Princesse Mononoké, Hayao Miyazaki songe à prendre du recul. L’homme, perfectionniste jusqu’à l’obsession, sort exténué de la production. Son rêve ? Se consacrer au musée Ghibli et enfin laisser les jeunes prendre le relais. Mais la disparition prématurée de Yoshifumi Kondō, pressenti comme son successeur, le bouleverse. L’idée de raccrocher s’éloigne… Peu à peu, un nouveau projet prend forme. À l’origine, Miyazaki pense adapter La Cité des brumes oubliées de Sachiko Kashiwaba, l’histoire d’une fillette prisonnière d’un monde étrange. Si le projet est d’abord refusé, l’idée reste tapie dans un coin de sa tête. Tout change lorsqu’il séjourne chez un ami à la montagne. Là, cinq fillettes en vacances mettent son imagination en ébullition. L’une d’elles, discrète, un peu renfermée, l’inspire particulièrement. Miyazaki comprend qu’il n’a encore jamais directement parlé aux enfants de cet âge — à l’orée de l’adolescence, à cette génération flottante entre insouciance et inquiétudes. Il décide de leur offrir une héroïne à leur image. Ainsi naît Chihiro. Le décor du film, une maison de bains peuplée de créatures mythologiques, s’ancre dans un imaginaire japonais ancien. Miyazaki y injecte aussi une dimension plus personnelle. Car cette fourmilière en perpétuelle activité évoque le quotidien du studio Ghibli lui-même, avec sa hiérarchie, ses responsabilités, son rythme effréné. Le personnage de Yubaba ? Un clin d’œil à Toshio Suzuki, le producteur. Kamaji, l’homme-araignée du sous-sol ? Un double à peine déguisé de Miyazaki. Mais au-delà de l’autoportrait et de l’hommage au folklore nippon, Le Voyage de Chihiro sera avant tout une quête universelle.

Chihiro, dix ans, est en route vers sa nouvelle maison quand ses parents s’égarent et découvrent un parc à l’abandon. Attirés par la nourriture d’un étrange stand désert, ils s’empiffrent sans retenue… et se changent en porcs. Terrifiée, Chihiro se retrouve piégée dans un univers parallèle, un monde d’esprits où la magie et la tradition se mêlent à la cruauté. Pour survivre, elle doit accepter un contrat dans la maison de bains de Yubaba. Son nom lui est arraché, son identité effacée : elle devient « Sen ». Dans cet univers codifié, on ne s’impose qu’à la force du labeur et du courage. Nettoyer un dieu-pollué, supporter les caprices d’un bébé géant, résister aux illusions de l’or, autant d’épreuves qui, à chaque étape, forgent son caractère. Autour d’elle gravitent des figures ambivalentes : Kamaji le grincheux au grand cœur, Haku l’ambigu serviteur-dragon, l’effrayant Sans-Visage, créature qui révèle ce que chacun veut y voir. Tous incarnent des leçons de vie : la loyauté, la perte, l’attachement au nom. En regagnant son identité, Chihiro se sauvera elle-même et sauvera ses parents, métaphore évidente de l’enfant qui doit grandir pour libérer ceux qui l’ont élevé.

Chihiro au pays des merveilles

Si Le Voyage de Chihiro semble si déconnecté des codes du cinéma mondial, c’est d’abord parce que Miyazaki l’a construit sans script finalisé, laissant le récit se façonner au fil du storyboard. Cette méthode organique, si risquée en production, se traduit à l’écran par une fluidité presque instinctive. L’animation mêle avec brio dessin traditionnel et retouches numériques subtiles (liquides, reflets, jeux de lumière…). Mention spéciale au travail minutieux de la coloriste Michiyo Yasuda et à la partition envoûtante de Joe Hisaishi, qui offre au film une dimension émotionnelle intense. Avec plus de 20 millions d’entrées au Japon, le film est un triomphe qui détrône même Titanic. À l’international, il dépasse les 200 millions de dollars avant même sa sortie américaine. La critique est unanime. Certains y voient un Alice au pays des merveilles version shintoïste, d’autres saluent la subtilité de son discours écologique, spirituel et féministe. Mais au-delà de l’analyse, Le Voyage de Chihiro touche une corde universelle. C’est l’histoire de l’enfance qui se transforme, du nom qu’on oublie pour mieux se retrouver. C’est un conte, mais aussi une leçon de dignité, une ode au travail, au respect des traditions et à la persévérance. Couronné de l’Oscar du meilleur film d’animation en 2003, lauréat de l’Ours d’or à Berlin — une première pour un dessin animé —, Chihiro hisse l’anime au rang d’art majeur et prouve une fois de plus que Miyazaki est décidément un artiste unique en son genre.

 

© Gilles Penso

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