MULHOLLAND DRIVE (2001)

Face à la camera de David Lynch, une Naomi Watts en début de carrière incarne le rêve hollywoodien… qui se transforme bientôt en cauchemar

MULHOLLAND DRIVE

 

2001 – USA

 

Réalisé par David Lynch

 

Avec Naomi Watts, Laura Elena Harring, Justin Theroux, Ann Miller, Dan Hedaya, Brent Briscoe, Robert Forster, Lee Grant

 

THEMA CINÉMA ET TÉLÉVISION I RÊVES

Mulholland Drive fait partie de ces films qui auront eu besoin de temps avant d’éclore sous leur forme définitive. Au départ, l’idée est de lancer une série télévisée dérivée de Twin Peaks qui s’intéresserait au personnage d’Audrey Horne incarnée par Sherilyn Fenn. David Lynch et Mark Frost travaillent un temps sur ce projet dont ils trouvent déjà le titre, Mulholland Drive, mais n’aboutissent à rien. Lynch tente de ressusciter l’idée au milieu des années 90 avec le scénariste Bob Engels, sans plus de succès. C’est l’ancien agent du cinéaste, Tony Krantz, qui le persuade d’écrire une toute nouvelle série sous ce titre. Un synopsis de deux pages est proposé à la chaîne ABC, qui se laisse séduire. Le pitch ? Une aspirante actrice débarque à Hollywood et se retrouve plongée dans une enquête dangereuse. En réalité, Lynch n’a aucune idée de la manière dont la série peut se développer à partir de là, mais ses arguments sont suffisamment convaincants pour lancer le tournage du pilote. C’est un montage approximatif de ce premier épisode qui parvient à l’un des cadres d’ABC. Dire que sa réaction est épidermique est un doux euphémisme. Il déteste ce qu’il voit, au point qu’ABC annule aussitôt la série. Mulholland Drive aurait donc pu disparaître dans les limbes de l’oubli. Mais un beau jour, Pierre Edelman de Canal + demande à voir ce fameux pilote et en tombe amoureux. Le projet renaît donc de ses cendres, non plus comme une série TV mais sous forme d’un long-métrage. Au bout d’un an de négociations, un financement de 7 millions de dollars est levé et le tournage reprend.

A Hollywood, durant la nuit, une jeune femme incarnée par Laura Elena Harring devient amnésique suite à un violent accident de voiture sur la route sinueuse de Mulholland Drive. Encore sous le choc, elle fait la rencontre de Betty Elms (Naomi Watts), une actrice en devenir qui vient juste de débarquer à Los Angeles et rêve déjà de devenir une star. Avec son aide, l’accidentée tente de retrouver la mémoire ainsi que son identité. L’enquête que mènent ensemble les deux jeunes femmes va s’avérer de plus en plus inquiétante. « Il y a d’innombrables histoires à raconter sur Hollywood », nous confie David Lynch à propos de ce scénario énigmatique. « C’est un endroit qui change, qui porte tant de rêves, de mystères, de possibilités… Cette ville peut abriter des millions d’histoires, et aucune d’entre elles ne peut tout raconter. J’adore la lumière de Los Angeles et ce sentiment que tout est possible, ainsi que la liberté qu’on y ressent. Parfois je pense qu’un lieu peut conjurer des idées » (1). L’enthousiasme du cinéaste et sa déclaration d’amour à la cité du cinéma n’aboutit pas pour autant à un portrait idyllique et fantasmé de Los Angeles. C’est au contraire un cauchemar qui s’apprête à défiler sur l’écran…

Le miroir des chimères

A travers la caméra de Lynch, Hollywood se mue en effet en univers alternatif bizarre où les grandes décisions sont prises par des éminences grises omniscientes cachées dans des repaires secrets et dont les porte-paroles sont des mafieux italiens patibulaires, des gros bras en costume et des cowboys philosophes ! Cette vision sombre, surréaliste et effrayante contraste avec la candeur euphorique de l’actrice incarnée par Naomi Watts. L’étrangeté et l’inquiétude s’immiscent partout, même dans les scènes les plus banales. Dans Mulholland Drive, un déjeuner dans un snack-bar peut virer à l’horreur, une séance de casting anodine peut créer le malaise, une représentation théâtrale peut faire basculer ses spectateurs dans l’abîme… Et puis il y a toujours ces motifs visuels récurrents et vertigineux, comme lorsqu’une actrice brune devient blonde, réminiscence de Lost Highway qui faisait lui-même écho à Sueurs froides. La trame suit pourtant un cours à peu près logique, du moins jusqu’au dernier acte. Là, les barrières de l’espace et du temps s’abolissent, les personnages se dédoublent ou se superposent, le fil du récit se distend et s’embrouille. Pourtant, à quelques détails indécryptables près (la clé bleue, le clochard dans l’allée, le vieux couple miniaturisé), l’intrigue se renoue sans trop de difficulté, pour peu qu’on accepte la scission entre deux visions complémentaires d’une même situation : la dure réalité et son reflet fantasmé. A moins que ce ne soit le contraire, bien sûr. En 2001, Mulholland Drive obtient le prix de la mise en scène au Festival de Cannes, preuve que tous les architectes de cette œuvre d’exception eurent raison de la pousser jusqu’au bout de ses possibilités.

 

(1) Propos recueillis par votre serviteur en février 2007

 

© Gilles Penso


Partagez cet article