RING (1998)

Hideo Nakata adapte le roman de Koji Suzuki et crée une icône inoubliable du cinéma d'horreur asiatique

RINGU

1998 – JAPON

Réalisé par Hideo Nakata

Avec Nanako Matsushima, Miki Nakatani, Hiroyuki Sanada, Yuko Takeuchi, Hitomi Sato, Yoichi Numata, Yutaka Matsushige 

THEMA SORCELLERIE ET MAGIE I CINEMA ET TELEVISION I SAGA RING

Le troublant roman de Koji Suzuki, effrayant à souhaits et proche de l’univers de Stephen King, a donné naissance à une prolifique descendance cinématographique, dont ce film posait les premiers jalons. Après la mort de sa cousine Tomoko, la journaliste Reiko entend parler d’une étrange histoire, celle d’une cassette vidéo censée tuer ceux qui l’ont regardée une semaine après le visionnage. L’incrédulité cède le pas à l’inquiétude lorsque l’amie de Tomoko, qui a regardé la vidéo avec elle, meurt exactement en même temps. Reiko commence donc à enquêter et regarde à son tour la cassette maudite. Peu à peu, son investigation la mène jusqu’à une jeune fille nommée Sadako Yamamura, accusée comme sa mère de sorcellerie, et morte dans d’étranges circonstances. Le compte à rebours pour la mort se met alors à commencer… En adaptant Suzuki, Hideo Takama et son scénariste Hiroshi Takahashi ont opté pour la fidélité, dans la mesure où le texte initial est très visuel, quasi-scénaristique.

La seule grosse différence réside dans le changement de sexe du héros. Ainsi, le journaliste Kazuyuki Asakawa, au comportement relativement machiste dans la prose de Suzuki, s’est transformé ici en Reiko Asakawa, à qui la charmante comédienne Nanako Matsushima prête son visage. Corollaire de ce changement décisif : le second protagoniste n’est plus le meilleur ami d’Asakawa mais son ex-mari. Ce choix narratif offre l’indéniable avantage de féminiser le récit – la figure de la femme était très effacée dans le livre – mais entraîne du coup un certain nombre d’incohérences au fil de l’intrigue. En effet, alors que dans le roman le héros laissait sa femme et son enfant au foyer pour pouvoir mener l’enquête, ici, l’enfant reste seul. Qui le garde ? Que fait-il en l’absence de sa mère ? Le scénario ne le dit pas. Ring ménage quelques très efficaces moments d’épouvante, notamment au cours du climax où Sadako attaque Takano en surgissant de l’écran de son téléviseur. Entrée dans la légende, cette séquence horriblement surréaliste procure un délicieux frisson et n’est pas sans évoquer l’un des passages choc du Démons 2 de Lamberto Bava. 

Sadako surgit de l'écran

On peut légitimement regretter que la froideur de la mise en scène de Nakata, l’inhibition des émotions de ses personnages et l’austérité de ses dialogues émoussent considérablement le potentiel horrifique du film. A l’exception de la séquence sus-nommée, nous n’avons jamais vraiment peur pour les héros. Un comble pour un tel film. D’autre part, alors que dans le roman les protagonistes accumulaient patiemment chaque indice pour comprendre les origines de la cassette meurtrière, leurs homologues filmiques devinent tout avec une déconcertante facilité, comme s’ils étaient extralucides. Dans ces conditions, il devient difficile de s’identifier à eux. Malgré les scories de son scénario, l’argument de départ de Ring est tellement fort que le film est devenu une référence incontournable du genre, ainsi qu’un véritable objet de culte générant moult séquelles, préquelles, remakes et même plusieurs adaptations sous formes de mangas.

 

© Gilles Penso

Partagez cet article

LA MAISON DU DIABLE (1963)

Robert Wise signe l'un des films de maison hantée les plus emblématiques, en écartant les effets spectaculaires au profit d'une terreur invisible…

THE HAUNTING

1963 – USA

Réalisé par Robert Wise

Avec Julie Harris, Claire Bloom, Richard Johnson, Russ Tamblyn, Fay Compton, Rosalie Crutchley

THEMA FANTÔMES

Couronné par le succès de West Side Story, Robert Wise décide de revenir au cinéma d’épouvante qui lui permit de démarrer avec succès sa carrière de réalisateur dans les années 40. Il adapte donc un roman qui lui a fait une forte impression : « The Haunting of Hill House » écrit en 1959 par Shirley Jackson. Le film démarre par une énumération inquiétante de drames survenus dans une vaste demeure victorienne. Son premier propriétaire y perdit deux épouses et s’y noya. Sa fille y vieillit et y mourut. La jeune femme sensée s’occuper d’elle y devint folle et s’y pendit. Aujourd’hui, le professeur Markway (Richard Johnson), un anthropologue passionné par les phénomènes paranormaux, souhaite analyser les étrangetés de la demeure pour pouvoir déterminer si leur source est surnaturelle ou non. A la question sur ce qu’il espère y trouver, le scientifique répond : « peut-être la clef qui ouvre sur un autre monde ». Pour les besoins de son étude, il s’entoure d’un petit groupe de gens triés sur le volet : un jeune homme sceptique nommé Luke Sannerson (Russ Tamblyn), une médium extravertie, Theodora (Claire Bloom), et une femme à la sensibilité exacerbée, Eleonor (Julie Harris). Cette dernière nous apparaît dès le début du métrage comme névrosée et taciturne. Accablée par la culpabilité de la mort de sa mère, elle voit dans la proposition du professeur Markway une échappatoire, une fuite vers l’indépendance. Et l’on sent bien que l’expérience ne la laissera pas indemne. 

Dans La Maison du Diable, le surnaturel est suggéré par des mouvements de caméra traduisant le vertige des protagonistes, par des cadrages les enfermant dans des coins exigus de l’écran, par des éclairages les plongeant partiellement dans le noir, par la musique d’Humphrey Searle ponctuant le silence de notes insolites. Ces effets de mise en scène, auxquels Robert Wise ajoute un emploi intensif des courtes focales et des contre-plongées sur les visages effrayés, atteignent leur point culminant au moment de la célèbre séquence de la porte qui se tord. Recluses dans leur chambre, les deux médiums y sont assaillies par des bruits de plus en plus menaçants, tandis que la porte qui les sépare du couloir est en proie à d’étranges torsions. Ce sera le seul véritable effet spécial du film, le plus gros des phénomènes se déroulant hors-champ, et donc dans l’imagination des spectateurs. 

La clef de l'énigme est-elle surnaturelle ou psychiatrique ?

Voilà tout le génie de Robert Wise, qui applique ici les méthodes apprises au contact du producteur Val Lewton tout en les enrichissant de l’expérience acquise entre-temps. Ainsi, dans La Maison du Diable, un simple aboiement de chien au loin nous effraie, un innocent arpège à la harpe nous inquiète, un cognement derrière une porte nous pétrifie. Plus le film avance, plus il semble que la maison est animée d’une volonté propre, d’une conscience qui réagit à la présence de ses occupants… La fin du film s’avère éprouvante pour les nerfs, d’autant que Wise laisse le doute subsister. La clef de l’énigme est-elle surnaturelle ou psychiatrique ? La question reste sans réponse, et nous renvoie à un autre chef d’œuvre du genre, presque contemporain de La Maison du Diable Les Innocents de Jack Clayton.

 

© Gilles Penso

Partagez cet article

LE FAISEUR D’EPOUVANTES (1978)

Tony Curtis incarne un voyant charlatan confronté à une jeune femme qui voit croître dans son cou le foetus d'un sorcier démoniaque

THE MANITOU

1978 – USA

Réalisé par William Girdler

Avec Susan Strasberg, Tony Curtis, Jon Cedar, Paul Mantee, Michael Ansara, Burgess Meredith 

THEMA SORCELLERIE ET MAGIE PETITS MONSTRES

Adapté du passionnant roman « Manitou » écrit en 1975 par Graham Masterton, Le Faiseur d’épouvante est le dernier film de William Girdler (Grizzly, Day of the Animals), décédé peu après le tournage du film dans un accident d’hélicoptère. L’histoire, pour le moins originale, prend pour héroïne Karen Tandy (incarnée par Susan Strasberg), qui découvre avec inquiétude qu’une tumeur croit à la vitesse grand V sur sa nuque. Après avoir consulté d’éminents médecins à San Francisco, elle fait une terrible constatation : cette tumeur est un fœtus en pleine croissance ! Et l’être à qui elle va donner naissance bien malgré elle sera la réincarnation de Misquamacus, un sorcier indien vieux de quatre cents ans bien décidé à se dégourdir les jambes. Ce film d’épouvante très insolite donne également la vedette à Tony Curtis, dans le rôle d’un voyant charlatan du nom d’Harry Erskine, ex-fiancé de l’infortunée « porteuse » du manitou vengeur. Pour aider cette dernière à se débarrasser du monstrueux parasite, Erskine fait appel à un spirite qui répond au doux nom de John Singing Rock. Sans aller aussi loin que les horreurs décrites dans le roman de Masterton (très influencé par l’univers d’H.P. Lovecraft avec le réveil d’un démon millénaire et tentaculaire baptisé « Le Grand Ancien »), Girdler se permet tout de même quelques débordements gore orchestrés par l’expert en maquillages spéciaux Tom Burman (L’île du docteur MoreauL’Invasion des Profanateurs).

On se souviendra notamment de ces instruments chirurgicaux acérés qui viennent se planter dans le visage de Singing Rock, de ces deux policiers éventrés et accrochés par leurs tripes à l’intérieur d’un ascenseur, ou encore de l’éprouvante séquence de résurrection de Misquamacus qui arrache les chairs de Karen Tandy pour voir enfin le jour. D’autres séquences choc, moins sanglantes mais tout aussi mémorables, émaillent le film, notamment la séance de spiritisme orchestrée par Erskine au cours de laquelle la tête du Manitou finit par émerger du centre de la table, fidèlement reprise au roman initial et rythmée par une partition de Lalo Schifrin alors en pleine expérimentation (l’année suivante il allait composer la bande originale d’Amityville la Maison du Diable).

Un exorcisme sous l'influence de Star Wars

Le sorcier du film est une espèce de gnome hideux à la peau reptilienne et aux traits ratatinés, et ses méfaits dans l’hôpital, successifs à sa renaissance violente, provoquent de curieux phénomènes climatiques, notamment une chape de froid et de glace qui recouvre l’intégralité des lieux. Quant au final, il se déroule carrément dans l’espace, comme pour sacrifier à la mode du space opéra relancée à l’époque par La Guerre des Etoiles. Hélas, les effets visuels ne sont pas à la hauteur des intentions de ce climax, malgré l’audacieuse utilisation avant-gardiste de trucages holographiques pour donner corps à un démon appelé « Le Lézard des Arbres ». Les lecteurs du roman furent d’ailleurs frustrés de ne pouvoir découvrir sur grand écran la plupart des monstres démoniaques décrits par la plume inspirée de Masterton, lequel donnera plusieurs suites à « Manitou » : « La Vengeance du Manitou », « L’Ombre du Manitou » et la nouvelle « Le Retour du Manitou. »

 

© Gilles Penso

Partagez cet article

CATACOMBES (2014)

Une étudiante en archéologie se met en quête de la pierre philosophale au fin fond des catacombes de Paris

AS ABOVE, SO BELOW

2014 – USA / FRANCE

Réalisé par John Erick Dowdle

Avec Erwin Hodge, Ben Feldman, Perdita Weeks, François Civil, Marion Lambert, Ali Marhyar, Cosme Castro

THEMA SORCELLERIE ET MAGIE 

As Above, So Below (Catacombes) illustre la quête insensée d’une jeune archéologue intrépide, incarnée avec charme et aplomb par la craquante Perdita Weeks (la Mary Boleyn de la série Les Tudors). Cette pasionaria prolonge le rêve de son père en partant à la recherche de la pierre philosophale chère à l’alchimiste Nicolas Flamel. Sa « chasse au trésor » la mènera tout droit en Iran puis à Paris, dans les entrailles de la ville, sombrant de plus en plus profondément dans les catacombes en compagnie de son partenaire, expert en textes anciens (l’excellent Ben Feldman, aperçu dans Cloverfield et surtout dans la série Mad Men), d’un caméraman et d’une équipe bigarrée d’urban explorers. Mais plus que de rétablir la vérité historique, cette périlleuse expédition fera essentiellement ressurgir leurs secrets personnels les plus enfouis…

A quelques petites incongruités inhérentes au genre près (du style, pourquoi le caméraman s’évertue-t-il à filmer alors que sa survie est en jeu), le réalisateur John Erick Dowdle (En Quarantaine, remake US de [Rec]) parvient étonnamment à éviter bon nombre d’écueils du found footage, qui, il faut bien l’avouer, s’était érigé ces dernières années en refuge pour petits malins et en alibi idéal aux productions les plus désargentées (les DTV s’inscrivant dans le genre sont innombrables) ; un domaine où règnent la fainéantise et la roublardise – dernier exemple en date : l’horripilant Willow Creek, subi au BIFFF 2014. Nous n’accordions dès lors que peu de crédit à Catacombes, alors qu’il s’agit du found footage le plus efficace depuis le [Rec] (2007) du duo Balaguero/Plaza. Un honneur qu’il partage avec l’éprouvant The Bay (Barry Levinson, 2012).

Un found footage souterrain

L’œuvre se démarque du tout-venant par une véritable empathie envers ses personnages, pour la plupart finement caractérisés et éloignés des habituels pantins du genre, ainsi que par un travail tangible de documentation historique, offrant au récit des frères Dowdle (John Erick et Drew) l’assise et l’épaisseur nécessaires. D’une noirceur sidérante – presque nihiliste (si, si !) – dans son dernier tiers, lorsque la lumière du jour ne semble plus qu’un songe, As Above, So Below suscite un réel sentiment de claustrophobie chez le spectateur et l’embarque dans un grand huit anxiogène, en n’épargnant aucun de ses protagonistes. A l’image du (néo) slasher teuton – tout dur ! – Urban Explorer (Andy Fetscher, 2011), avec qui il entretient quelques similitudes (pratique de l’exploration urbaine, résurgence d’un passé douloureux, longtemps enseveli dans les profondeurs de la ville), le judicieusement nommé Catacombes (comment faire plus clair ?) est une série B très rythmée, qui sans renouveler le genre, offre un tel impact sur le spectateur… qu’elle en contenterait presque les allergiques au found footage (dont l’auteur de ces lignes n’est pas loin de faire partie) !

 

© Alan Deprez 

Partagez cet article

LE CHAT NOIR (1934)

Les deux monstres sacrés Bela Lugosi et Boris Karloff s'affrontent dans un huis-clos mêlant jalousie, vengeance et sorcellerie

THE BLACK CAT

1934 – USA

Réalisé par Edgar G. Ulmer

Avec Bela Lugosi, Boris Karloff, David Manners, Julie Bishop, Lucille Lund, Egon Brecher, Harry Cording, Henry Armetta 

THEMA SORCELLERIE ET MAGIE

Après le succès de Dracula et Frankenstein, les studios Universal se sont mis en tête de réunir leurs deux vedettes respectives dans une petite série de films d’épouvante aux budgets réduits, tournés principalement en studio. Le Chat Noir est le premier d’entre eux, et il n’entretient à vrai dire aucun rapport avec la nouvelle d’Edgar Poe dont il emprunte le titre, le félin du titre se contentant d’errer sinistrement dans le décor pour effrayer Bela Lugosi. Celui-ci incarne le docteur Vitus Werdegast, venu rendre visite à un architecte sorcier à ses heures, du nom de Hjalmar Poelzig, interprété par Karloff. Redoutable criminel de guerre, Poelzig a jadis assassiné la femme de Vitus et a épousé sa fille. Werdegast est donc assoiffé d’une vengeance longuement mûrie. « Je peux encore sentir la mort dans l’air » murmure ainsi Lugosi en arpentant la vaste demeure de son hôte sinistre. Au beau milieu de cet affrontement qui couve se retrouve un jeune couple en plein voyage de noces, échoué dans la demeure de Poelzig après un accident d’autocar.

Le scénario s’articule alors autour de ce huis clos, mélangeant la rivalité de Karloff et Lugosi, la surprise des jeunes mariés pris au piège, des cachots camouflés comme dans les bons vieux serials d’aventure, une ancienne épouse conservée morte dans une vitrine et coiffée comme la fiancée de Frankenstein, une cérémonie satanique avec une poignée de figurants encapuchonnés, et ce chat noir qui se ballade nonchalamment en projetant son ombre sur les murs. Proche stylistiquement de celle de Tod Browning pour le Dracula de 1931, la réalisation d’Edgar G. Ulmer joue la carte de la théâtralité, le jeu des acteurs  étant à l’avenant : outré, extrême et presque surréaliste. Visuellement, le film bénéficie de fort belles compositions, d’un splendide décor de verre et d’acier dont l’influence art-déco tranche avec les habituels donjons gothiques, et d’une somptueuse photographie de John J. Mescall sous influence de l’expressionnisme allemand. 

« Ne sommes-nous pas tous deux des morts vivants ? »

Point culminant du récit, la scène de la partie d’échecs entre Lugosi et Karloff a pour enjeu la jeune mariée, Karloff annonçant la couleur avec force grandiloquence : « Ne sommes-nous pas tous deux des morts vivants ? Or maintenant, vous venez me voir en jouant le rôle d’un ange vengeur, puérilement assoiffé de mon sang. Nous allons jouer à un petit jeu, Vitus. Un jeu mortel, si vous le voulez bien ». On pourra regretter qu’Ulmer expédie cette séquence en quelques plans, au lieu du surdécoupage dramatique qu’aurait mérité ce face à face. Mais n’est-ce pas justement ce parti pris minimaliste qui finit par instiller le malaise et qui tranche avec les productions Universal précédentes. ? Ce sentiment se confirme avec l’apparition de l’épouse conservée sous verre après sa mort, révélée tranquillement dans un plan large anodin et – du coup – assez perturbant. Fait curieux pour un film du milieu des années 30, la bande originale du film mixe des morceaux originaux de Heinz Roemheld avec des reprises de Beethoveen, Schubert, Liszt et Tchaïkovsky. 

 

© Gilles Penso

Partagez cet article

L’ÎLE DU DOCTEUR MOREAU (1932)

Charles Laughton et Bela Lugosi s'ébattent dans la toute première - et sans doute la meilleure - des adaptations du célèbre roman d'H.G. Wells

ISLAND OF LOST SOULS

1932 – USA

Réalisé par Erle C. Kenton

Avec Charles Laughton, Bela Lugosi, Richard Arlen, Leila Hyams, Kathleen Burke, Arthur Hohl, Stanley Fields, Robert Kortman

THEMA MEDECINE EN FOLIE

La première version cinématographique officielle du roman « L’île du Docteur Moreau », que H.G. Wells publia en 1896 et qui annonçait avec des décennies d’avance les dangers de la manipulation génétique, date de 1933, année faste pour le cinéma fantastique puisque ce fut également celle de King KongMasques de Cire et L’Homme Invisible. Signée Erle C. Kenton, qui se spécialisera plus tard dans le recyclage folklorique des Dracula, Frankenstein et autre Loup-Garou d’Universal, cette Island of Lost Souls (littéralement « L’île des âmes perdues ») est probablement l’un des films d’épouvante les plus terrifiants de l’époque, et son impact ne s’est guère amoindri aujourd’hui. Le docteur Moreau y fait des greffes expérimentales sur des animaux et les transforme en caricatures de l’homme. Ayant dû quitter l’Angleterre à cause de manifestations contre la vivisection, il s’est retiré dans une île privée où il peut jouer à être Dieu vis-à-vis de ses créatures.

Bien que le film de Kenton, produit par le studio Paramount, date de l’âge d’or du cinéma fantastique américain, il ne s’inscrit pas vraiment dans la lignée des classiques d’Universal ou de la RKO, dont l’esthétique est largement inspirée par l’expressionnisme allemand, et bénéficie de décors extérieurs naturels filmés à Catalina island. Ce qui n’empêche pas pour autant cette Ile du Docteur Moreau de dégager un climat malsain, une angoisse assez dérangeante due en grande partie à Charles Laughton, détestable en docteur Moreau bien en chair et doucereux. Cette atmosphère pesante est également imputable aux insulaires bestiaux dont l’aspect monstrueux n’est expliqué que tardivement, et à ces cris terrifiants qui déchirent le silence, provenant de la mystérieuse « maison de la souffrance ». Autre élément troublant : Lota, la belle et insouciante sauvageonne qui s’éprend du héros, lequel, fiancé à une blondinette citadine, n’est pas insensible à son charme exotique… jusqu’à ce qu’il découvre que Lota est une panthère transformée en humaine par Moreau, et que ses ongles longs sont en réalité des griffes de fauve ! Cette idée très forte, bien qu’absente du roman de Wells qui ne contient aucun personnage féminin, eut un tel impact qu’elle fut réutilisée dans les deux adaptations suivantes.

Lota la femme panthère

A l’instar de Boris Karloff dans Frankenstein ou d’Elsa Lanchester dans La Fiancée de Frankenstein, la comédienne Kathleen Burke, interprète de Lota qui n’avait que 19 ans à l’époque, ne fut pas mentionnée dans le générique de début, son nom étant remplacé par un mystérieux « The Panther Woman ». La foule d’« humanimaux » clamant la loi, dirigée par un Bela Lugosi couvert de poils, fait froid dans le dos et se révolte finalement contre Moreau en le découpant à coup d’instruments chirurgicaux. Ce lynchage sanglant se déroule hors champ, mais tout de même, quel choc ! Le tout se termine par un grand incendie purificateur – et presque libérateur pour le spectateur – sacrifiant quant à lui à la tradition des grands classiques de l’épouvante. Pendant plusieurs années, le film fut tout bonnement interdit en Angleterre, et l’on prétend que Wells lui-même fut proprement choqué par cette adaptation.

 

© Gilles Penso

Partagez cet article

DOCTEUR X (1932)

La police ne sait plus où donner de la tête : un tueur mystérieux étrangle, mutile et dévore ses victimes les soirs de pleine lune…

DOCTOR X

1932 – USA

Réalisé par Michael Curtiz

Avec Lionel Atwill, Fay Wray, Lee Tracy, Preston Foster, John Wray, George Rosener, Leila Bennett, Arthur Edmund Carewe

THEMA MEDECINE EN FOLIE

Cherchant à rivaliser avec les films d’horreur du studio Universal, les dirigeants de Warner confièrent à Michael Curtiz cette adaptation de la pièce new-yorkaise à succès « The Terror » d’Howard Comstock et Allen C. Miller. Et pour bien se détacher du lot, Docteur X bénéficie d’un atout technique très en avance sur son temps : une image en couleurs obtenue via un Technicolor bichrome. La police enquête sur six assassinats épouvantables au cours desquels un tueur, qui n’agit que les soirs de pleine lune, étrangle, mutile et dévore une partie de ses victimes.Or le couteau utilisé pour les meurtres est un instrument chirurgical bien particulier que l’on ne trouve que dans l’Académie de Recherches Chirurgicales. Le docteur Jerry Xavier (Lionel Atwill), qui dirige ce prestigieux établissement, est persuadé qu’un de ses confrères est le coupable. Afin d’éviter tout scandale, il propose à la police de mener lui-même l’enquête en interne, requête qu’on ne lui accorde que pendant une durée de quarante-huit heures. Xavier réunit donc les quatre suspects dans son manoir de Long Island, au-dessus d’une falaise, et propose de les soumettre à un test psycho-neurologique pour prouver leur innocence. Sa théorie est que les phobies et les pulsions refoulées peuvent se traduire par des réactions cardiaques. Or au cours de la première expérience, la lumière s’éteint, et lorsqu’elle se rallume l’un d ‘entre eux est retrouvé mort.

Nous sommes donc plongés dans un Whodunit d’un genre bien particulier, auquel participent également Joanne (Fay Wray), la fille de Xavier, Lee Taylor (Lee Tracy), un journaliste un peu insupportable qui assure la fonction comique du film en traînant derrière lui toute une cargaison de gags patauds (les squelettes dans le placard, le vibreur dans la main), ainsi qu’Otto (George Rosener), un fort inquiétant majordome. Les ombres portées et les décors plongés dans la pénombre participent grandement au climat angoissant d’un métrage ciselé et affûté au millimètre près par un cinéaste au sommet de son art. Le mystère s’épaissit ainsi au fil d’un récit s’acheminant vers une excellente scène de suspense finale qui soumet tous les suspects à un « test de culpabilité », enchaînés à leurs sièges et reliés à un appareillage complexe, et annonce avec cinquante ans d’avance l’un des morceaux d’anthologie de The Thing de John Carpenter.

La chair synthétique

Docteur X s’achève sur une séquence hallucinante où le coupable s’enduit les mains et le visage d’une peau artificielle gélatineuse, en clamant d’une voix caverneuse une ôde à la « chair synthétique », jusqu’à ce que ses traits deviennent monstrueux par la grâce d’extraordinaires effets spéciaux de maquillage conçus par la société Max Factor Co. Bref, voilà un véritable chef d’œuvre du genre, à peine entaché par la présence balourde du reporter flirtant avec Fay Wray et manquant à plusieurs reprises de tomber entre les mains du tueur. Un an plus tard, Michael Curtiz se surpassait lui-même en réalisant l’excellent Masque de Cire, toujours avec Lionel Atwill et Fay Wray, et une fois de plus dans un somptueux Technicolor.

© Gilles Penso

Partagez cet article

LES AVENTURES D’HERCULE (1985)

Deux ans après son ambitieux Hercule, Luigi Cozzi en réalise une suite au budget considérablement revu à la baisse

LE AVVENTURE DELL’INCREDIBILE ERCOLE / HERCULES 2

1985 – ITALIE

Réalisé par Luigi Cozzi

Avec Lou Ferrigno, Milly Carlucci, Sonia Viviani, William Berger, Carla Ferrigno, Claudio Cassinelli, Ferdinando Poggi, Laura Lenzi

THEMA MYTHOLOGIE

Le premier Hercule de Luigi Cozzi était bourré de maladresses, mais il les rattrapait par son inventivité, ses trouvailles et son charme. Dans cette séquelle inutile ne subsistent que les maladresses. Emballé par le succès du premier film, Cozzi enchaîne sur cet Hercule 2 dans l’urgence, sans scénario, sans même organiser son planning de tournage, en récupérant au passage la partition du premier film composée par Pino Donaggio. Le récit s’achemine donc de manière chaotique autour des dieux de l’Olympe qui se révoltent contre Zeus en lui volant le tonnerre, secret de son pouvoir. Le roi des dieux est alors obligé de rappeler Hercule pour l’envoyer exterminer les créatures maléfiques dans lesquelles les éclairs ont été cachés. Les rebelles ressuscitent le roi Minos afin qu’il les protège, et tout s’achève dans un pugilat général. Dans ce scénario qui ne doit plus grand-chose à la mythologie grecque, Lou Ferrigno continue à grimacer en se prenant pour Steve Reeves. Les idées visuelles qui ornaient le film précédent ne sont ici plus que des imitations serviles puisés un peu partout.

Ainsi, Jean-Manuel Costa, promu responsable des effets visuels après le départ brutal d’Armando Valcauda, se débrouille-t-il avec des arrière-plans laissés sans indication par son prédécesseur et refait presque plan par plan l’affrontement de Persée contre Méduse dans Le Choc des Titans, si ce n’est que la créature n’a pas le corps d’un serpent mais celui d’un scorpion, allusion à ceux du dernier film de Harryhausen. « Je me suis retrouvé avec des images d’acteurs face à des monstres qui n’existaient pas encore », nous raconte Costa. « Comme je ne savais pas exactement ce que Valcauda avait en tête avant de démissionner, j’ai dû imaginer moi-même les monstres en question. Finalement, le montage n’en a gardé qu’un seul : une espèce de gorgone au corps de scorpion qui s’inspirait du Choc des Titans. » (1) Si elle bénéficie d’un éclairage contrasté plutôt soigné et d’une animation assez fluide, cette Gorgone au torse exagérément filiforme n’est pas intégrée avec beaucoup de conviction dans les prises de vues réelles où gesticule Lou Ferrigno, les bords de l’écran miniature où elle est projetée étant parfois parfaitement visibles !

Hercule se transforme en King Kong !

L’absence de moyens et les faibles effets spéciaux de cet Hercule 2 sont maladroitement camouflés par un abus d’effets lumineux réalisés en rotoscopie, le frère de Jean-Manuel. Ainsi s’anime dès le début du film un monstre électrique directement repris à Planète Interdite. Mais le summum est tout de même atteint au cours du dénouement, où le combat entre Hercule et Minos est une reconstitution, en dessin animé, de la lutte de King Kong contre l’allosaure et le serpent marin dans le chef d’œuvre de 1933, rotoscopés image par image à partir du film original. La raison de ce final aberrant : les comédiens ont quitté le plateau avant la fin du tournage ! S’il faisait encore illusion lorsqu’il imitait La Guerre des EtoilesAlien et les films de Harryhausen dans Star CrashContamination et Hercule, Cozzi pousse ici le bouchon un peu loin et se noie dans la médiocrité.

 

© Gilles Penso

À découvrir dans le même genre…

 

Partagez cet article

HERCULE (2014)

Brett Ratner à la réalisation, The Rock en tête d'affiche… Et un scénario qu désacralise les exploits du plus célèbre des demi-dieux.

HERCULES

2014 – USA

Réalisé par Brett Ratner

Avec Dwayne Johnson, Rufus Sewell, Ingrid Bolso Berdal, John Hurt, Aksel Hennie, Reece Ritchie, Ian McShane, Joseph Fiennes, Peter Mullan, Irina Shayk

THEMA MYTHOLOGIE

En s’appuyant sur un roman graphique de Steve Moore et Admira Wijaya, Brett Ratner désacralise le fils de Zeus pour le muer en simple mortel. Le prologue, situé dans la Grèce de l’an 358 avant JC, nous résume pourtant la naissance, l’enfance et les travaux d’Hercule avec panache et flamboyance. D’où une séquence spectaculaire où le héros, immergé dans un lac sinistre, affronte l’Hydre de Lerne. Ses monstrueuses et gigantesques têtes reptiliennes, au cou démesuré et au crâne hérissé de pointes, l’assaillent de toutes parts. La scène est brève mais efficace. Même chose avec le sanglier d’Erymanthe et le lion de Némée – plutôt impressionnants par ailleurs – qui apparaissent furtivement dans un montage jouant la carte du merveilleux… avant de le saborder. Car ici, Hercule (Dwayne Johnson) est un colosse fatigué qui gagne sa vie comme mercenaire, vendant sa force au plus offrant, accompagné d’un groupe de compagnons d’armes fidèles. C’est son neveu Iolaos (Reece Ritchie) qui se charge de romancer ses exploits passés, enjolivant les faits pour nourrir la légende et faire trembler les pirates autour du feu de camp.

Le postulat du film est clair : ce qu’on raconte d’Hercule est une légende, un tissu d’exagérations destiné à impressionner les crédules. Un flash-back nous révèle ainsi que l’Hydre n’était pas un dragon mais un groupe de brigands masqués comme des serpents. Hercule les aurait décapités pour ramener leurs têtes au roi Eurystée. Idem pour Cerbère, aperçu dans un cauchemar où il dévore des cadavres avant de se jeter sur Hercule… mais ce n’est qu’un rêve. Tout ça ne serait donc qu’une fraude ? Hercule un simple mortel dont la légende serait inventée de toutes pièces ? Cet Hercule devient ainsi le théâtre d’une relecture « terre à terre » du mythe, où l’on vend du spectaculaire comme on créerait une campagne publicitaire mensongère. Et pourtant, le surnaturel semble percer entre les lignes. Rhésos (Tobias Santelmann), le grand méchant, utilise ainsi un sortilège pour transformer des milliers de villageois en guerriers quasi-zombies.

La déconstruction du mythe

Visuellement, le film nous offre plusieurs idées intéressantes accentuant la confusion entre mythe et réalité. Une illusion d’optique nous fait par exemple croire à une armée de centaures en contre-jour… avant qu’un changement d’angle ne révèle simplement des cavaliers humains. Même effet pour Cerbère, qui s’avère être un alignement de trois chiens féroces côte à côte. Dwayne Johnson assure en Hercule, porté par sa carrure et un certain sens de l’autodérision, même si l’ensemble finit par manquer d’ampleur, comme si le film n’osait jamais vraiment choisir entre le péplum épique et la parodie du mythe. Les fans de mythologie peuvent bien sûr être déçus par cette réinvention. Terre à terre et mythomane, cet Hercule-là n’a plus rien du demi-dieu flamboyant. Mais le parti pris n’est pas inintéressant. En déconstruisant la figure héroïque pour l’ancrer dans la boue et le sang, Ratner nous offre une variation brute, presque crépusculaire, sur un mythe trop souvent édulcoré.

 

© Gilles Penso

À découvrir dans le même genre…

 

Partagez cet article

MATANGO (1963)

A travers ce récit d'hommes se métamorphosant en champignons monstrueux, le réalisateur de Godzilla dresse un portrait pessimiste de la nature humaine

MATANGO

1963 – JAPON

Réalisé par Inoshiro Honda

Avec Akira Kubo, Kumi Mizuno, Kenji Sahara, Hiroshi Koizumi, Hiroshi Tachikawa, Yoshio Tsuchiya, Miki Yashiro

THEMA MUTATIONS I VÉGÉTAUX

Entre deux films de science-fiction généreux en monstres géants et en exubérances, King Kong contre Godzilla et Ataragon, Inoshiro Honda marque une rupture de ton surprenante en réalisant Matango, un film pessimiste, oppressant et désenchanté dont la noirceur n’est pas sans évoquer celle du tout premier Godzilla. Comme pour matérialiser cette rupture, Honda joue la carte du contraste abrupt dès les premières minutes de Matango. Après un prélude anxiogène au cours duquel un homme contemple Tokyo depuis la fenêtre de sa chambre, hanté par un souvenir traumatisant, le générique démarre en fanfare sur une musique enjouée évoquant les comédies légères des années 60, tandis qu’à l’écran un yacht fend les eaux bleues estivales. A son bord se trouvent le capitaine Naoyuki, son second Senzô, ainsi que cinq vacanciers japonais en mal d’évasion : le richissime Masafumi Kasai, la chanteuse professionnelle Mami, le romancier Yoshida, le professeur de psychologie Kenji et l’étudiante Akiko. Tous quittent Tokyo pour un séjour placé sous le jour de la détente, et le film prend presque des allures de comédies musicales lorsque Mami se met à pousser la chansonnette en s’accompagnant d’un ukulélé.

Mais ce n’est qu’une accalmie précédant la tempête. L’expression est d’ailleurs à prendre ici au pied de la lettre, puisqu’un violent orage éclate en pleine nuit et endommage sérieusement le beau voilier, provoquant sa lente dérive au milieu de l’océan, jusqu’à une île tropicale enveloppée dans un épais brouillard. A partir de là, le rêve se mue progressivement en cauchemar, Inoshiro Honda construisant une atmosphère poisseuse et lugubre qui ne quittera plus le spectateur jusqu’à la fin du métrage. La maestria du cinéaste nous frappe lors de cette vision sinistrement poétique d’une épave de navire se découpant sur le sable embrumé, vers laquelle se dirigent pesamment les sept naufragés. L’intérieur du bâtiment abandonné, recouvert d’une étrange moisissure, leur sert de refuge. Au fil des jours qui s’égrènent, et de la vaine quête de nourriture sur cette île isolée, le huis clos devient accablant, le vernis craque, la tension sexuelle augmente (deux femmes pour cinq hommes, le déséquilibre est périlleux) et les vraies personnalités affleurent. L’égoïsme et la lâcheté s’avérant prédominants, on peut affirmer sans risque que Matango est une œuvre profondément misanthrope, ou tout du moins très pessimiste quant à la nature humaine. 

L'expression primaire des instincts les plus bas

Du coup, le mot exotique qui sert de titre au film – et qui désigne ici un homme perdant son humanité – autorise deux niveaux de lecture. Au premier degré, il s’agit de la lente mutation des naufragés se changeant en champignons humains à l’issue d’une douloureuse métamorphose. Au second, c’est l’expression primaire des instincts les plus bas. De véritables scènes de terreur ponctuent Matango, de l’attaque des « zombies » mi-hommes mi-végétaux envahissant le navire à la forêt de champignons géants qui prend vie pour assaillir les survivants. Bien sûr, derrière cette mutation se cache la peur du péril nucléaire, un traumatisme qu’Inoshiro Honda trimballe depuis ses jeunes années sur le front et qui donna naissance, neuf ans plus tôt, au plus célèbre des monstres nippons.

 

© Gilles Penso

Partagez cet article