SOLARIS (1972)

Dans cette œuvre phare du cinéma de SF russe, les fantasmes, les souvenirs et les hallucinations prennent corps aux confins de l’univers…

SOLARIS

 

1972 – RUSSIE

 

Réalisé par Andreï Tarkovsky

 

Avec Donatas Banionis, Natalya Bondarchuk, Jüri Järvet, Vladislav Dvorzhetskiy, Nikolay Grinko, Anatoliy Soloitsyn, Olga Barnet, Vitalij Kerdimun, Olga Kizilova

 

THEMA SPACE OPERA

Parfois considéré comme la réponse soviétique à 2001, l’Odyssée de l’espace, Solaris est un space opera d’un genre singulier aux atours métaphysiques, psychanalytiques, presque mystiques. Adapté du roman de Stanislas Lem publié en 1961, le film d’Andreï Tarkovsky nous offre une plongée vertigineuse dans les abysses de la conscience humaine. Nous y apprenons que depuis de longues années, les scientifiques tentent en vain de comprendre la nature de la planète Solaris, plus précisément de percer le secret de son étrange océan dont les mouvements défient toute logique physique. Avant son départ en mission, Kris Kelvin, psychologue de formation, visionne le témoignage troublant de Berton, un ancien pilote de reconnaissance. Fort de onze missions spatiales, Berton n’a rien d’un novice. Pourtant, son survol de Solaris l’a bouleversé à jamais. Ce qu’il décrit dépasse l’entendement : des bouillonnements visqueux, un jardin pétrifié, un enfant géant de quatre mètres… Autant de visions que sa caméra de bord n’a pas su enregistrer. Sur la pellicule, seuls apparaissent des nuages. La commission d’enquête tranche alors en ces termes : « Le contenu du témoignage de Berton constitue en lui-même un complexe hallucinatoire, dû à l’influence de l’atmosphère de la planète, qui a aussi provoqué l’excitation des zones associées du cortex cervical. » Mais cette explication ne convainc pas tout le monde. Une théorie persiste, dérangeante mais fascinante : et si cet océan n’était autre qu’un gigantesque cerveau doté d’une conscience propre ?

Tarkovsky construit une atmosphère étrange à partir des choses les plus banales. Pendant près de cinq minutes, il nous fait suivre le trajet en voiture de Berton et de son fils à travers la ville. Rien ici ne semble futuriste. Les véhicules sont typiques des années 70, et pourtant, la bande-son électronique, saturée de bourdonnements et de sons inquiétants, installe un climat quasi irréel, comme si l’on dérivait à bord d’un vaisseau spatial. Le temps s’étire, déraille, prolongeant peut-être l’écho psychique du voyage interstellaire vécu par le cosmonaute. Kelvin, de son côté, embarque pour la station orbitale en orbite autour de Solaris, avec pour mission d’évaluer la situation et, s’il le faut, de mettre fin aux recherches. Mais à son arrivée, il découvre un environnement déserté et oppressant. Le docteur Snaut semble au bord de la crise de nerfs, Guibarian s’est suicidé, et Sartorius tient des propos incohérents. Très vite, Kelvin est lui aussi en proie à d’étranges apparitions : un nain rôde dans le laboratoire de Sartorius, une jeune fille surgit dans les couloirs… Puis Khari, une femme qu’il a aimée et qui s’est suicidée dix ans auparavant, réapparaît dans sa cabine, bien vivante. On pense alors à Journey to the 7th Planet de Sidney Pink, qui traitait au sujet similaire – des souvenirs matérialisés par une entité extraterrestre – mais sur un mode nettement plus « pulp ».

L’océan de l’espace

Au bout d’une heure et quart, un carton annonce le basculement vers la deuxième partie du film. Kelvin décide de renvoyer Khari dans l’espace à bord d’une capsule. Peu après, Snaut lui révèle l’origine probable des apparitions : tout aurait commencé lorsque les scientifiques ont bombardé l’océan de Solaris avec des radiations. « L’océan semble avoir réagi en sondant nos cerveaux pour en extraire des souvenirs », explique-t-il. Sauf que ces souvenirs ne sont pas de simples hallucinations, puisqu’iils se matérialisent et deviennent tangibles. Non seulement tout le monde peut les voir, mais ils saignent, souffrent et se régénèrent d’eux-mêmes. Les décors du film, somptueux, évoquent ceux de 2001, l’Odyssée de l’espace, tandis que la bande-son électronique, expérimentale et souvent dissonante, ponctuée de variations du Prélude en fa mineur de Bach, enveloppe le film d’un voile mystique. Si les effets visuels sont impressionnants, ils restent volontairement discrets. La station spatiale n’apparaît que par bribes, la scène en apesanteur est brève. Seules les visions de l’océan de Solaris s’étirent longuement, frôlant l’abstraction pure. L’épilogue, saisissant, achève de brouiller les repères. Kelvin semble revenir à la réalité, sur Terre, parmi les siens, mais cette réalité est elle-même enchâssée dans l’océan de Solaris, comme une île perdue au milieu du tourbillon. En 2002, Steven Soderbergh signera un remake américain de Solaris, produit par James Cameron.


© Gilles Penso

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SUPERMAN (2025)

Le réalisateur des Gardiens de la galaxie s’empare du plus célèbre super-héros de tous les temps pour le muer en clown kitsch et caricatural…

SUPERMAN

 

2025 – USA

 

Réalisé par James Gunn

 

Avec David Corenswet, Rachel Brosnahan, Nicholas Hoult, Edi Gathegi, Nathan Fillion, Isabela Merced, Skyler Gisondo, Wendell Pierce, Maria Garbriela de Faria

 

THEMA SUPER-HÉROS I SAGA SUPERMAN I DC COMICS

Souvenez-vous de Superman 3, l’épisode burlesque concocté en 1983 par Richard Lester, avec au menu un faire-valoir comique incarné par Richard Pryor, un super-ordinateur très méchant, Robert Vaughn en vilain caricatural flanqué d’une petite-amie écervelée, un double maléfique de Superman, de la kryptonite reconstituée… À l’époque, ce troisième opus avait consterné les fans de l’homme d’acier, déçus de le voir ainsi basculer dans l’auto-parodie, au sein d’une intrigue de science-fiction parfaitement abracadabrante. Si le Superman de James Gunn doit avoir un mérite, c’est bien de nous permettre de réévaluer largement à la hausse ce Superman 3, dont il semble vouloir retrouver la formule en poussant les curseurs dix fois plus loin. Car à côté du Superman de 2025, celui de Lester passerait presque pour un modèle de finesse et de sobriété ! Et pourtant, James Gunn est un cinéaste habituellement très recommandable. Comment ne pas apprécier cet ex-trublion de chez Troma (il fut scénariste de Tromeo and Juliet) passé sous le giron des grands studio (nous lui devons les scripts de Scooby-Doo et L’Armée des morts) avant de réaliser ses propres folies (Horribilis, Super) et de dynamiter de l’intérieur quelques franchises super-héroïques (Les Gardiens de la Galaxie, The Suicide Squad) ? Mais il faut croire que la « recette Gunn » ne marche pas toujours. Son Superman en est la preuve édifiante.

On ne peut certes pas reprocher au scénariste/réalisateur de céder à la facilité de la redite. Refusant de rendre un hommage trop frontal au film séminal de Richard Donner – comme le fit Bryan Singer dans Superman Returns – ou de s’engouffrer dans la noirceur tragico-grandiloquente de Zack Snyder, il prend tout le monde à revers en puisant le plus gros de son inspiration dans les comics DC des années 50. À l’époque, le surhomme de Krypton vivait des aventures légères et colorées, pensées pour rassurer les parents et désamorcer les appels à la censure d’une époque marquée par le Comics Code Authority. D’où la convocation d’une imagerie de science-fiction exubérante : mondes parallèles, vaisseaux rétrofuturistes, robots rigolos, dragon godzillesque joufflu… et bien sûr, l’apparition du super-chien Krypto, ici promu au rang de sidekick omniprésent. Ces partis-pris sont surprenants, même s’ils semblent en accord avec le grain de folie de James Gunn. Le problème majeur, c’est que le film ne sait pas trop quoi en faire, à part jouer le jeu de l’accumulation au sein d’un scénario sans queue ni tête.

Super mal

Non content d’être entravé par un récit confus qui semble principalement conçu pour ridiculiser son héros – jamais l’homme d’acier ne nous a semblé si faible et si pathétique, perdant quasiment toutes ses batailles et mordant régulièrement la poussière -, Superman cru 2025 ne nous convainc pas non plus par sa mise en forme : un format 1.85 bien peu propice à l’action épique, une photographie terne, des choix de focale aberrants (les fameux grands angles déformants pendant les scènes de vol), des effets visuels souvent grotesques, des scènes de combat génériques conçues visiblement par les équipes des animatiques… Et que dire de cette horrible bande originale, remixant les sublimes envolées symphoniques de John Williams pour nous les resservir sous forme de variantes assourdissantes ? Le casting du film était pourtant judicieux. David Corenswet (qui jouait le projectionniste de Pearl) est un Kal-El/Clark Kent impeccable, Rachel Brosnahan (héroïne de la série La Fabuleuse Madame Maisel) campe une Lois Lane pétillante et Nicholas Hoult (le Fauve des X-Men) nous offre une variante intéressante de Lex Luthor. Mais ces trois-là n’ont pas grand-chose à défendre au milieu de ce chaos bruyant et frénétique. Difficile d’imaginer comment l’univers DC au cinéma va pouvoir se remettre d’une telle dégringolade.

 

© Gilles Penso

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28 ANS PLUS TARD (2025)

Une suite tardive de 28 jours plus tard, dans laquelle un village de survivants s’organise pour vivre au milieu des infectés…

28 YEARS LATER

 

2025 –  GB

 

Réalisé par Danny Boyle

 

Avec Aaron Taylor-Johnson, Jodie Comer, Alfie Williams, Ralph Fiennes, Chris Fulford, Emma Laird, Edvin Ryding, Jack O’Connell, Erin Kellyman, Chi Lewis-Parry

 

THEMA ZOMBIES I SAGA 28 JOURS PLUS TARD

Après 28 jours plus tard en 2002 et 28 semaines plus tard en 2007, 28 ans plus tard débarque enfin en 2025, le temps de l’action du film prenant cette fois de l’avance sur le calendrier réel. Et pourquoi ne pas avoir intitulé ce troisième volet « 28 mois plus tard » ? Il faut savoir que l’excellente suite façon Aliens réalisée par Juan Carlos Fresndillo était une production Fox Atomic, une filiale morte-née de la Fox qui a emmené les droits de la franchise avec elle dans son naufrage, ce qui explique que ce nouvel opus ait mis autant de temps à se monter, après que Sony Pictures ne les récupère. Danny Boyle et Alex Garland, respectivement réalisateur et scénariste de l’original, n’avaient d’ailleurs pas été directement impliqués dans ce projet. En effectuant un bond de 28 ans en avant dans l’histoire, ils évitent ainsi de devoir coller à 28 semaines plus tard, dont la fin ouverte aurait imposé de situer l’action en France après un laps de temps finalement peu déterminant pour la situation socio-politique de l’intrigue. Ce nouvel opus se présente à la fois comme une excroissance de 28 jours plus tard et un film indépendant, pour ne pas laisser les potentiels nouveaux spectateurs sur le carreau. Boyle revient à ses « zombies » avec le même élan rétro-créatif qui l’avait amené à réaliser la suite tardive de Trainspotting en 2017. Mais entretemps, Alex Garland est devenu lui-même un cinéaste accompli. Il affirme ne pas avoir mis un pied sur le tournage ou dans la salle de montage, ne voulant pas souffler de directives à l’oreille de Danny Boyle. Pourtant, si la réalisation porte bien la patte de ce dernier, les thématiques et la structure de 28 ans plus tard en font une œuvre à part entière de la filmographie de Garland.

28 ans plus tard : le virus ne s’est pas répandu dans le monde entier et a pu être circonscrit en Grande-Bretagne. Le territoire se retrouvant dès lors confiné, les survivants abandonnés à leur sort doivent s’organiser pour survivre en cohabitant avec les infectés. Alex Garland ne cherche pas à souligner la métaphore du Brexit, tout juste évoque-t-il le fait que la situation a forcément influencé son écriture avec ce qu’il décrit comme un « Brexit inversé » : « L’Angleterre a décidé de se couper de l’Europe mais dans mon scénario, c’est l’Europe qui isole le pays pour empêcher la propagation du virus. Le reste du monde peut se passer de nous. » (1) Il est intéressant de voir que la société décrite dans le film n’a ainsi rien à voir par exemple avec celle de Doomsday : les survivants vivent dans un petit village construit sur un îlot accessible uniquement à marée basse (une configuration qui donnera lieu à une très efficace course-poursuite), leur quotidien ressemblant à la vie rurale de la première moitié du 20ème siècle, jusqu’à l’absence d’armes à feu, remplacées par des arcs et des flèches. La réalisation de Danny Boyle conserve une certaine énergie « punk » dans sa façon d’établir parfois ses propres règles, à coup de mouvements de caméra et décadrages nerveux. Et puisqu’il avait choisi de tourner 28 jours plus tard avec de simples caméscopes numériques pour conférer un aspect plus cru et réaliste à l’image, il choisit de tourner cette suite avec le dernier iPhone en date (Steven Soderberg l’ayant devancé sur ce point avec Paranoïa en 2018) et nous immerge dans la campagne verdoyante du Royaume-Uni. Un parti-pris figurant bien sûr dans le scénario d’Alex Garland, qui s’inscrit dans la continuité thématique de ses réalisations précédentes.

Bienvenue à Zombie-Garland

Dans Ex Machina, Annihilation, Men et Civil War, les espaces forestiers omniprésents représentaient parfois un refuge, un havre de paix ou au contraire un territoire hostile. Dans tous les cas, la forêt/campagne figurait toujours une zone de non-droit pour les humains, la Nature n’étant pas « méchante », simplement sans pitié. Garland envoie ses protagonistes explorer une zone hostile (cf. Annihilation et Civil War) dans laquelle la Nature a repris ses droits : pas de villes délabrées à l’horizon, juste des forêts et des prairies à perte de vue. L’être humain y est insignifiant et Boyle explique avoir voulu montrer la nature « au naturel », telle que nous l’avions nous-mêmes laissée pendant le confinement de 2020. Il introduit également les alphas dans les hordes d’infectés, leur conférant ainsi un semblant d’organisation sociale et donc d’humanité, ce qu’illustrera la scène de l’accouchement d’une infectée dont l’instinct maternel occasionnera une trêve forcée avec le personnage interprété par Jody Comer. Mais si les mères savent faire la paix, les pères eux, ne savent faire que la guerre. D’ailleurs, l’alpha infecté n’est-il pas le reflet du personnage d’Aaron Taylor-Johnson ? Le double est un autre thème récurrent du cinéma de Garland : dans Ex Machina, l’humain se confondait avec la machine ; dans Annihilation, l’effet miroir était encore plus prononcé avec la « zone » qui clonait littéralement les lieux et les personnes. Ici, il se confond avec son double primitif. Le film est d’ailleurs lui-même découpé en deux parties thématiquement opposées (le père apprenant au fils à donner la mort et ce dernier cherchant ensuite à préserver la vie de sa mère malade) auxquelles le personnage de Ralph Fiennes apportera une alternative, un équilibre dans ce parcours initiatique : en honorant les morts, il célèbre avant tout la vie

 

(1) Extrait d’un entretien publié sur le site Film Stories en juin 2025

 

© Jérôme Muslewski

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THE DEAD WANT WOMEN (2012)

Deux jeunes femmes font l’acquisition en plein Hollywood d’une grande maison qui fut le théâtre d’un drame dans les années 1920…

THE DEAD WANT WOMEN

 

2012 – USA

 

Réalisé par Charles Band

 

Avec Jessica Morris, Ariana Madix, Eric Roberts, Jean Louise O’Sullivan, Nihilist Gelo, Robert Zachar, Jeanie Marie Sullivan, Misty Anderson, Robin Sydney

 

THEMA FANTÔMES I SAGA CHARLES BAND

Visiblement satisfait de son travail sur Killer Eye : Halloween Haunt, Charles Band confie au scénariste Kent Roudebush le script de The Dead Want Women, autour d’un concept qui s’appuie sur des personnages issus du Hollywood de la fin des années 1920. « C’était différent de ce que faisait Charles Band d’habitude », avoue Roudebush. « Cette fois-ci il n’y avait pas de poupées ou de petits monstres, et c’était un véritable hommage au cinéma classique. Charlie en a eu l’idée après avoir appris qu’un tunnel secret sous la maison de Harry Houdini menait à une autre demeure de l’autre côté de la rue. » (1) Après un générique de plus de trois minutes qui égrène des images de quelques classiques du cinéma muet fantastique, Nosferatu, Caligari et Le Fantôme de l’Opéra en tête, The Dead Want Women prend place à Los Angeles en 1927. La star la plus en vue du moment est Rose Pettigrew (Jean Louise O’Sullivan), dont la coiffure n’est pas sans évoquer le fameux « carré à la garçonne » de Louise Brooks. Objet de tous les regards, elle donne une réception mondaine dans sa grande maison, remplie du tout-Hollywood, et se pavane en attendant le tournage imminent de son prochain film.

Derrière les paillettes se cache cependant une face plus sombre, sans doute inspirée par les véritables débauches auxquelles se livraient en douce les gens du cinéma de cette époque insouciante. Dans un sous-sol caché auquel elle accède grâce à un passage secret, Rose organise ainsi des orgies avec des filles nues et trois acteurs qu’elle affectionne tout particulièrement : un pseudo Bela Lugosi capé comme Dracula au corps couvert d’horribles blessures (Robert Zachar), un comique grimaçant coiffé d’un petit chapeau melon (Nihilist Gelo) et un cow boy au sourire ravageur. Ce dernier est incarné par Eric Roberts, le frère aîné de Julia, dont le talent prometteur et la prestation remarquée dans plusieurs films des années 80/90 (dont L’Ambulance de Larry Cohen) furent étouffés dans l’œuf par une infinité de problèmes personnels le condamnant à s’échouer dans une infinité de série B et Z. Lorsque Rose apprend que son contrat avec le studio n’est pas renouvelé et que son prochain film est annulé, la soirée vire au cauchemar et s’achève dans un bain de sang. Huit décennies plus tard, deux jeunes femmes (Jessica Morris et Ariana Madix) font l’acquisition de la maison pour un prix exceptionnellement bas, sans imaginer les inavouables secrets qu’elle abrite…

Fantômes contre fantasmes

Le scénario du film ancre donc ses prémices dans une période clé de l’histoire du cinéma, celle qui vit débarquer le parlant, menaçant la carrière et l’avenir de toutes les stars du muet. Ce moment charnière – moteur des enjeux de Chantons sous la pluie et The Artist, et plus tard de Babylon – sert de starting-block à The Dead Want Women, mais Charles Band ne sait visiblement pas comment l’exploiter correctement. Consacrant beaucoup plus de temps à filmer des séquences d’orgies à l’intérêt très limité (histoire de profiter de l’impudeur de quelques actrices spécialisées dans le X) qu’à s’intéresser à ses personnages, il finit par passer complètement à côté de son sujet. Les fantômes eux-mêmes, qui bénéficient de maquillages spéciaux joyeusement outranciers leur donnant des allures de zombies, œuvre de Tom Devlin, interviennent et agissent de manière totalement aléatoire. Outre le cabotinage excessif des trois acteurs laissés visiblement en roue libre, ces spectres grimaçants sont parfois soumis aux mêmes contraintes physiques que les vivants – ils ouvrent et ferment les portes, souffrent quand on les frappe, meurent quand on leur tire dessus -, d’autres fois non, au gré d’un récit évasif qui patine maladroitement. Dommage d’avoir bâclé un potentiel si intéressant au profit de la sacro-sainte politique de rentabilité immédiate chère aux productions Full Moon.

 

(1) Propos extraits du livre « It Came From the Video Aisle ! » (2017)

 

© Gilles Penso

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HIGH SPIRITS (1988)

L’héritier d’un château en Irlande fait croire qu’il est hanté pour attirer les touristes, jusqu’à ce que de véritables fantômes débarquent…

HIGH SPIRITS

 

1988 – USA / GB / IRLANDE

 

Réalisé par Neil Jordan

 

Avec Steve Guttenberg, Daryl Hannah, Peter O’Toole, Beverly D’Angelo, Liam Neeson, Martin Ferrero, Liz Smith, Peter Gallagher, Jennifer Tilly, Connie Booth

 

THEMA FANTÔMES

À la fin des années 1980, Neil Jordan est déjà une figure montante du cinéma irlandais. Révélé par Angel (1982), La Compagnie des loups (1984) et Mona Lisa (1986), il s’impose comme un auteur sensible, attaché aux marges et aux personnages ambigus. C’est dans ce contexte qu’émerge High Spirits. Le projet naît sous l’impulsion des producteurs Michael White (The Rocky Horror Picture Show) et Stephen Woolley, fidèle collaborateur de Jordan. Séduit par l’idée de tourner en Irlande, Neil Jordan accepte de s’y atteler, tout en insufflant au projet une touche personnelle. Le tournage a lieu en grande partie dans le comté de Meath, à Dunsany Castle, et en studio. Le décor du château mêle ainsi architecture réelle et extensions construites en plateau. Le casting du film, international, rassemble Peter O’Toole, Steve Guttenberg, Daryl Hannah, Beverly D’Angelo et un tout jeune Liam Neeson. Mais la production ne se déroule pas sans heurts. Neil Jordan entre en effet en désaccord avec les producteurs, qui souhaitent accentuer l’aspect comique du film, quitte à trahir sa vision première. D’où un résultat hybride que l’auteur/réalisateur aura tendance à renier par la suite.

Peter Plunkett (Peter O’Toole), héritier fauché d’un château délabré en Irlande, tente le tout pour le tout : pour échapper à la faillite et éviter que l’édifice ne soit déplacé pierre par pierre à Malibu par un homme d’affaires sans scrupules, il transforme sa demeure en attraction touristique. Son idée : faire passer le château pour « le plus hanté d’Europe » afin d’attirer les dollars des visiteurs américains. Soutenu par une équipe de fortune et inspiré par les récits de sa mère Lavinia (Liz Smith) sur les esprits de leurs ancêtres, Peter monte un spectacle de fantômes avec costumes, effets spéciaux approximatifs et chambres truquées. Parmi les premiers clients venus tester l’expérience se trouve Jack Crawford (Steve Guttenberg), qui espère raviver la flamme avec sa femme Sharon (Beverly D’Angelo) lors d’une seconde lune de miel. Mais les subterfuges de Peter font long feu, et les visiteurs s’ennuient. Jusqu’à ce que le surnaturel s’en mêle vraiment. Offensés par la mauvaise mise en scène, de véritables spectres sortent de l’ombre. Jack rencontre alors Mary Plunkett (Daryl Hannah), une véritable revenante et l’arrière-petite-cousine de Peter, ainsi que son époux jaloux et fantomatique, Martin Brogan (Liam Neeson). Le château se transforme en théâtre de manifestations paranormales incontrôlables, où les frontières entre vivants et morts se brouillent dangereusement…

Des esprits qui manquent d’esprit

On sait depuis longtemps que les histoires de revenants peuvent faire bon ménage avec l’humour et la romance. Mais High Spirits, malgré ses bonnes intentions et son casting calibré pour séduire, peine à nous convaincre. Ceux qui ont goûté aux fantaisies surnaturelles de S.O.S. fantômes ou aux envolées poétiques d’Histoires de fantômes chinois risquent de trouver cette comédie bien terne en comparaison. Steve Guttenberg et Daryl Hannah, échappés respectivement de Cocoon et Splash, y jouent des rôles taillés sur mesure : lui en amoureux sympathique et maladroit, elle en spectre gracile et romantique. L’alchimie du duo fonctionne plutôt bien, mais Neil Jordan, qui signe ici l’unique incartade franchement burlesque de sa carrière, semble hésiter entre hommage aux contes gothiques et pastiche cartoonesque. De son côté, Peter O’Toole, en maître d’hôtel ruiné, cabotine sans retenue au beau milieu de ce capharnaüm ectoplasmique. Côté effets spéciaux, High Spirits n’est pas sans charme : quelques trucages inventifs conçus par Derek Meddings (qui annoncent ceux, plus spectaculaires, de Ghost), des décors hantés bien exploités, une ambiance qui évoque parfois un tour de train fantôme (avec bus volant et lits baladeurs en prime). Mais à mesure que le récit s’enfonce dans l’hystérie – chevaux qui parlent, fusées tirées depuis les nuages, dialogues criards –, la farce devient vide, bruyante et, surtout, peu drôle. Cela dit, Neil Jordan a toujours affirmé que la version sortie en salles n’était pas la sienne. Écarté du montage final, le réalisateur soutient qu’un High Spirits plus cohérent et personnel dort encore dans un coffre-fort. Un film fantôme, en somme… qui pourrait bien hanter sa filmographie, tant cette comédie reste, à ce jour, sa seule véritable fausse note.

 

© Gilles Penso

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MOON 44 (1990)

Avant d’attaquer ses blockbusters les plus célèbres, Roland Emmerich signe ce thriller de science-fiction, visuellement soigné mais à l’intrigue bancale…

MOON 44

 

1990 – ALLEMAGNE

 

Réalisé par Roland Emmerich

 

Avec Michael Paré, Lisa Eichhorn, Dean Devlin, Brian Thompson, Malcolm McDowell, Stephen Geoffreys, Leon Rippy, Jochen Nickel, Mehmet Yilmaz

 

THEMA SPACE OPERA

Moon 44 est le quatrième long-métrage de Roland Emmerich, après L’Odyssée de l’Arche de Noé, Joey et Chasseur de fantômes, qui témoignaient déjà de son attrait inconditionnel pour le fantastique et la science-fiction. Mais l’homme n’est pas encore connu du grand public. Moon 44 marque un tournant dans sa carrière, puisqu’il s’agit de sa première collaboration avec le producteur Dean Devlin, son futur complice sur Stargate, Godzilla et Independence Day. Le film se tourne en grande partie à Sindelfingen, une ville industrielle du sud-ouest de l’Allemagne, où Roland Emmerich transforme d’anciens bâtiments d’usine en décors futuristes. Pour figurer le siège ultra-moderne de la Galactic Mining Corporation, le réalisateur s’offre même un détour par la mythique Ennis House de Los Angeles, célèbre pour son architecture signée Frank Lloyd Wright. Faute de budget confortable, Emmerich mise sur la débrouille et parvient à boucler le financement du film en revendant les droits de distribution à l’étranger avant même le tournage. Une manœuvre qui lui permet d’avancer au maximum, jusqu’au moment où l’argent vient à manquer, nécessitant un recours intensif au système D. Pour tourner un plan d’exposition crucial qu’il n’a pas eu le temps de mettre en boîte, il improvise avec des jeux de miroirs et quelques membres de l’équipe technique en guise de figurants. Pour la photographie, Emmerich sollicite Karl Walter Lindenlaub, futur chef opérateur d’Independence Day, et confie la musique à Joel Goldsmith, fils du célèbre Jerry Goldsmith, qui compose pour la première fois de sa carrière un score orchestral.

Tout commence par un vaisseau spatial, presque aussi long que celui de La Folle histoire de l’espace, qui traverse lentement le cosmos. Nous sommes en 2038 et les ressources naturelles de la Terre sont épuisées. Pour survivre, l’humanité exploite les derniers gisements minéraux disséminés à travers la galaxie. Alors que des multinationales se livrent une guerre féroce pour le contrôle de ces précieuses colonies, la planète Moon 44 reste l’un des derniers bastions encore aux mains d’une grande société minière. Mais les choses se compliquent : des navettes disparaissent mystérieusement, les robots extracteurs sont sabotés, et une puissance ennemie semble vouloir annexer la planète. Faute de volontaires, l’entreprise décide d’envoyer sur place des détenus en échange d’une réduction de peine. Ces condamnés sont chargés de piloter des hélicoptères dans une atmosphère impraticable, assistés à distance par de jeunes informaticiens surdoués. Parmi eux, Felix Stone (Michael Paré), un agent des affaires internes infiltré sous couverture. Sa mission : découvrir qui sabote les opérations…

Où est le méchant ?

L’univers de Moon 44 s’appuie sur des effets visuels très soignés et une direction artistique ambitieuse, même si l’ombre de Blade Runner plane en permanence sur le film. Le scénario, lui, n’est pas d’un fol intérêt, accumulant les saynètes pour s’acheminer lentement jusqu’à son dénouement sans vraiment passionner son public. Si l’intérêt reste en éveil, c’est grâce à la mise en scène très maîtrisée de Roland Emmerich et au jeu fort convaincant de ses comédiens, même si Michael Paré, en héros fatigué et imperturbable, et Malcolm MacDowell, en chef de station compromis et traître, n’échappent pas aux stéréotypes. L’erreur majeure de Moon 44 est de reposer sur une énigme (qui vole les navettes terriennes et pourquoi ?) très mal exploitée, d’autant que le fameux ennemi mystérieux le reste jusqu’à la fin du film. Alfred Hitchcock disait assez justement qu’un film est d’autant plus réussi que son méchant l’est. Dans ce cas, que penser d’un long-métrage où l’antagoniste ne nous est jamais présenté ? La scène finale, pourtant conçue comme un climax spectaculaire, avec ses affrontements aériens et ses explosions en cascade, retombe donc à plat, faute d’enjeu émotionnel clair ou de véritable confrontation. Sorti en février 1990 en Allemagne de l’Ouest, Moon 44 ne connaîtra pas les honneurs d’une sortie en salles aux États-Unis, où il débarquera directement en vidéo.

 

© Gilles Penso

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SI LOIN, SI PROCHE (1993)

Wim Wenders donne une suite à son succès planétaire Les Ailes du désir et continue à mêler le destin des humains avec celui des anges…

IN WEITER FERNE, SO NAH !

 

1993 – ALLEMAGNE

 

Réalisé par Wim Wenders

 

Avec Otto Sander, Peter Falk, Horst Buchholz, Mikhail Gorbachev, Nastassja Kinski, Heinz Rühmann, Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Rüdiger Vogler, Lou Reed

 

THEMA DIEU, LES ANGES, LA BIBLE

Après le succès critique des Ailes du désir, l’idée d’une suite se met naturellement à germer chez Wim Wenders, d’autant que le contexte historique offre un prétexte idéal. La chute du Mur de Berlin en 1989 bouleverse en effet la géographie de la ville. Le monde que contemplaient Daniel et Cassiel dans le premier film n’est plus le même. Fasciné par ce tournant, le cinéaste décide donc de retrouver ses anges pour explorer un Berlin réunifié, où l’espoir côtoie les désillusions. En écrivant Si loin, si proche ! avec Richard Reitinger et Ulrich Zieger, il prend soin de faire évoluer le point de vue. Cette fois, c’est Cassiel (Otto Sander) qui deviendra humain. Pour donner vie à son projet, Wenders fait à nouveau appel à son fidèle directeur photo Henri Alekan (malgré son âge avancé) pour retrouver l’atmosphère si particulière du premier film, ce subtil jeu de lumière et de textures entre noir et blanc et couleur. La bande originale est confiée à de nombreux artistes, dont Lou Reed, Nick Cave ou U2, reflétant l’ouverture internationale de Berlin après la chute du mur. Le casting rassemble plusieurs visages familiers : Otto Sander reprend son rôle de Cassiel, Bruno Ganz fait un retour discret sous les traits de Daniel, Solveig Dommartin joue à nouveau Marion, tandis que Peter Falk, devenu l’incontournable ange déchu, vient à nouveau illuminer l’ensemble. À leurs côtés, Willem Dafoe rejoint l’aventure dans un rôle énigmatique, celui d’une personnification du temps. Henri Alekan lui-même apparaît brièvement en capitaine, sur un navire baptisé « Alekhan ».

Le Mur de Berlin est donc tombé. Les anges, témoins de cette révolution, continuent d’errer parmi les hommes, invisibles et silencieux. Cassiel, toujours fidèle observateur, lit par-dessus l’épaule de Michail Gorbatchev, captant les pensées du dirigeant. Mais il sent croître en lui le désir d’expérimenter la vie humaine. Raphaela (Nastassja Kinski), son ange compagnon, perçoit que leur lien s’effrite. Lorsqu’une petite fille chute du balcon de son immeuble, Cassiel se précipite pour la sauver. Dans cet acte d’amour, il franchit la frontière : il devient humain sans l’avoir désiré. Désorienté, sans argent ni papiers, il passe sa première nuit terrestre en prison. Sous le nom de Karl Engel, il tente de s’adapter à cette vie nouvelle, découvrant la faim, la peur, la douleur… et les complications du monde moderne. Il retrouve son ancien compagnon Damiel, désormais heureux propriétaire d’une pizzeria, marié à Marion et père d’une petite fille, Doria. Mais la transformation de Cassiel, poussée par un excès de zèle incontrôlable, n’est pas sans danger…

Le zèle du désir

Quand on dispose d’un sujet aussi passionnant que celui des Ailes du désir et qu’on a déjà tout dit en un film, est-il nécessaire de lui donner une suite ? La réponse semble s’imposer d’elle-même, et la vision de Si loin, si proche ! ne fait que la confirmer. Car cette séquelle s’étire inutilement dans une rallonge bavarde et confuse. La fraîcheur et la force émotionnelle que Wenders avait réussi à capter, malgré les défauts du premier film, disparaissent ici presque totalement. Certes, la maîtrise technique est toujours au rendez-vous : les transitions entre le noir et blanc des anges et la couleur des mortels restent d’une grande élégance, et quelques scènes brillent par leur inventivité visuelle. Mais Wenders retombe dans ses travers, privilégiant à nouveau massivement le verbe. Dialogues, monologues, voix off, discours en plusieurs langues viennent alourdir un récit qui devient vite indigeste. En filigrane se dessine une intrigue très confuse liée à des enfants sauvés pendant la seconde guerre mondiale et à un trafic d’armes. Certaines bonnes idées surnagent pourtant, comme Peter Falk simulant la préparation d’un nouvel épisode de Columbo, ou les acrobates qui transportent les caisses d’armes dans des exercices de haute voltige au milieu d’un tunnel d’égout – une scène qui semble presque échappée de Batman le défi. Le casting reste irréprochable, même si le rôle joué par Willem Dafoe aurait mérité d’être mieux défini. Si loin, si proche ! est donc une œuvre symptomatique d’une certaine tendance du cinéma de Wenders : sous des dehors très denses, il accumule les discours au détriment de l’épure émotionnelle, perdant au passage l’essentiel de son impact. Trop long (2h30), trop verbeux, parfois confus, le film laisse le goût amer d’une belle idée étouffée sous le poids de ses propres prétentions.

 

© Gilles Penso

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THE MILLION EYES OF SUMURU (1967)

Une super-vilaine à la tête d’une armée de femmes fatales rêve d’un monde qui abolirait à tout jamais la domination masculine…

THE MILLION EYES OF SUMURU

 

1967 – GB

 

Réalisé par Lindsay Shonteff

 

Avec Shirley Eaton, Frankie Avalon, George Nader, Wilfrid Hyde-White, Klaus Kinski, Patti Chandler, Salli Sachse, Ursula Rank

 

THEMA SUPER-VILAINS

À l’heure où le cinéma d’espionnage se décline en mille pastiches de James Bond, The Million Eyes of Sumuru s’impose comme une curiosité singulière. Produit par Harry Alan Towers et tourné aux mythiques studios Shaw Brothers à Hong Kong, le film adapte librement les romans de Sax Rohmer, déjà père du Docteur Fu Manchu, pour livrer un récit d’espionnage baroque. Le générique s’ouvre sur une scène choc : lors des funérailles de l’homme le plus riche du monde en Chine, ses dix-sept fils tombent l’un après l’autre dans un attentat spectaculaire. « J’ai un million d’yeux… Je suis Sumuru ! » tonne une voix féminine. Le spectateur est aussitôt projeté dans un monde où les règles patriarcales sont subverties à coups d’explosifs. La scène suivante nous transporte dans un palais d’inspiration asiatique où une dizaine de jeunes femmes en minijupes observent, ravies, une scène étrange : l’une des leurs est en train d’étrangler un homme entre ses cuisses ! Il s’agit visiblement d’une distraction banale dans cet univers féminin dominateur. Ce simple tableau illustre toute l’ambivalence du film, à la fois critique et complice d’un regard masculin fétichisant.

Sumuru, maîtresse des lieux, interprétée par Shirley Eaton (la fameuse « fille en or » de Goldfinger), rêve d’un monde débarrassé des hommes, de leur brutalité et de leur soif de pouvoir. Dans cette utopie qu’elle veut harmonieuse, les femmes gouverneraient avec beauté, efficacité et rigueur. Pour ce faire, elle infiltre les plus hautes sphères politiques avec ses agents féminines, formées à séduire, manipuler et tuer. Mais dans cet univers fermé, l’amour est proscrit. L’une de ses recrues, coupable d’être tombée amoureuse, est ainsi rattrapée par ses camarades en bikini qui la coursent sur une plage et la noient en pleine mer. Les agents secrets Nick West (George Nader) et Tommy Carter (Frankie Avalon) sont alors dépêchés à Hong Kong pour enquêter sur la mort mystérieuse d’un secrétaire (l’homme que nous avons vu trépasser en début de film). Entre faux hôpitaux remplis d’infirmières armées et pièges en cascade, le duo traverse une galerie de stéréotypes où l’action le dispute à l’absurde. Sous ses allures pseudo-féministes, The Million Eyes of Sumuru flatte un certain machisme ouvertement misogyne. « La présence physique d’un mâle, je ne peux pas résister ! » dit ainsi l’une des femmes fatales en tombant dans les bras de Nick. Quand ce dernier la retrouve plus tard, morte dans le lit de sa chambre d’hôtel, ça ne lui coupe pas sa soif ni n’entame son sourire ravageur.

Machiste ou féministe ?

Le film aligne les scènes fétichistes caricaturales comme celle où Nick, torse nu, est enchaîné et fouetté par Sumuru, vêtue de cuir noir. Les décors, les costumes et la photographie saturée plongent le spectateur dans un univers irréel, et Klaus Kinski, dans le rôle d’un président un peu dérangé, ajoute une touche d’étrangeté supplémentaire au film. Malgré sa forme de série B assumée, The Million Eyes of Sumuru soulève, presque malgré lui, des interrogations sur le pouvoir et la manipulation. Il échoue certes à proposer un regard féministe authentique (le propos se noie dans une accumulation de clichés sexistes) mais conserve une valeur de témoignage sur les tensions culturelles de son époque. Car derrière la caricature se dessine une peur très masculine, celle de perdre le pouvoir face à des femmes puissantes qui prendraient les rênes du monde. L’assaut final sur l’île de Sumuru, mené par l’armée chinoise, signe le retour au statu quo : l’ordre masculin est rétabli dans le fracas des explosions, et l’utopie de la super-vilaine se consume avec fracas. Mais l’ultime plan, ambigu, laisse entendre que la menace pourrait revenir. Car Sumuru nous promet de revenir. Ce qu’elle fera effectivement dans Sumuru, la cité sans hommes.

 

© Gilles Penso

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JURASSIC WORLD : RENAISSANCE (2025)

Une expédition top-secrète cherche à prélever l’ADN de trois titans préhistoriques réfugiés sur une île sauvage pour en tirer un remède révolutionnaire…

JURASSIC WORLD: REBIRTH

 

2025 – USA

 

Réalisé par Gareth Edwards

 

Avec Scarlett Johansson, Mahershala Ali, Jonathan Bailey, Rupert Friend, Manuel Garcia-Rulfo, Luna Blaise, David Iacono, Audrina Miranda, Philippine Velge

 

THEMA DINOSAURES I SAGA JURASSIC PARK

On peut s’étonner de voir une star de la trempe de Scarlett Johansson tenir le haut de l’affiche de cet énième épisode d’une saga amorcée 32 ans plus tôt et déjà usée jusqu’à la corde. Mais l’ex-Black Widow est une fan inconditionnelle de Jurassic Park – elle avait neuf ans lorsque le premier film est sorti et ne s’en est visiblement pas remise ! Pas question pour elle de laisser passer une chance d’apparaître donc dans la franchise préhistorique. D’autant que le réalisateur à la tête de ce septième opus est le très talentueux Gareth Edwards (Monsters, Godzilla, Rogue One, The Creator). Après le désistement de David Leitch (Deadpool 2, Bullet Train), pressenti avant lui pour diriger le film, Edwards se jette lui aussi dans l’aventure avec un enthousiasme sans retenue. « J’étais sur le point de faire une pause et j’ai commencé à écrire ma prochaine idée de film », raconte-t-il, « mais j’ai tout lâché pour avoir la chance de faire un Jurassic Park. J’adore le premier film. Je pense que c’est un chef-d’œuvre cinématographique, alors cette opportunité était comme un rêve pour moi. » (1) Le retour du scénariste David Koepp, déjà à l’œuvre sur les deux premiers volets réalisés par Steven Spielberg, marque d’ailleurs une volonté manifeste de renouer avec l’esprit originel de la saga.

Le scénario de Jurassic World : Renaissance semble vouloir prendre à revers le concept du film précédent, qui laissait les animaux préhistoriques s’ébattre un peu partout sur la planète. Alors que la Terre suffoque sous les dérèglements climatiques, nous apprenons que les dinosaures disparaissent peu à peu, victimes d’une nouvelle hécatombe. Seuls quelques survivants subsistent dans les zones équatoriales, notamment sur l’île de Saint-Hubert, où l’ancien complexe d’InGen sert désormais de refuge aux derniers spécimens libérés. C’est là que la société pharmaceutique ParkerGenix envoie une expédition secrète. Leur objectif : récolter de l’ADN de trois créatures rares pour développer un traitement révolutionnaire contre les maladies cardiaques. À la tête de cette opération périlleuse se trouve le duo de mercenaires Zora Bennett (Scarlett Johansson) et Duncan Kincaid (Mahershala Ali), épaulé par le paléontologue Henry Loomis (Jonathan Bailey). Mais l’aventure prend un tournant inattendu lorsqu’un voilier de plaisance, transportant une famille, est attaqué par un mosasaure et doit se joindre au petit commando. Livrés à eux-mêmes dans une jungle hostile, nos protagonistes vont devoir redoubler d’inventivité pour ne pas finir au menu des dinosaures.

Le dîner des dinos

Tourné en 35 mm et au format Panavision sous les bons auspices du directeur de la photographie John Mathieson, qui cherche visiblement à retrouver la patine des films mis jadis en lumière par Dean Cundey et Douglas Slocombe, Jurassic World : Renaissance est une déclaration d’amour frontale au cinéma de Steven Spielberg. Gareth Edwards y rend non seulement hommage à Jurassic Park mais aussi aux Dents de la mer et à la saga Indiana Jones. Comme il le fit dans Godzilla, le cinéaste ménage habilement ses effets, laissant souvent apparaître les titans en creux – flous à l’arrière-plan, furtivement éclairés par une source de lumière, émergeant discrètement de l’ombre – pour mieux surprendre ses spectateurs et leur donner un coup d’avance sur les victimes potentielles des prédateurs. La mise en scène s’appuie souvent sur les différences d’échelle entre les dinosaures et les humains, comme dans la séquence du T-Rex endormi. Ce spécimen se révèle certes aussi maladroit et stupide que son cousin obèse qui apparaissait dans L’Homme des cavernes, mais il nous offre tout de même une jolie séquence de suspense aquatique. Alors qu’Alexandre Desplat se réapproprie intelligemment les thèmes musicaux de John Williams, Edwards y va de ses petits hommages discrets (le rétroviseur en début de métrage, la banderole « Quand les dinosaures dominaient le monde », un bus scolaire estampillé « Crichton Middle School ») en évitant de justesse les travers du fan service facile. Alors certes, Jurassic World : Renaissance n’est qu’une sympathique série B au budget hypertrophié, dont les maigres tentatives d’épaissir les enjeux et les personnages restent souvent superficielles – les états d’âme de nos mercenaires en bout de course, les vilaines manigances capitalistes du groupe pharmaceutique. Mais Gareth Edwards fait le job et semble y prendre beaucoup de plaisir. Plaisir en grande partie partagé, il faut bien l’avouer.

 

(1) Extrait d’une interview publiée dans Collider en février 2024

 

© Gilles Penso

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THUNDERBOLTS (2025)

Une équipe de mercenaires en bout de course décide d’unir ses forces pour contrer une menace surpuissante et incontrôlable…

THUNDERBOLTS

 

2025 – USA

 

Réalisé par Jake Schreier

 

Avec Florence Pugh, Sebastian Stan, Julia Louis-Deryfus, Lewis Pullman, David Harbour, Wyatt Russell, Hannah John-Kamen, Olga Kurylenko, Geraldine Viswanathan

 

THEMA SUPER-HÉROS I SAGA MARVEL COMICS I MARVEL CINEMATIC UNIVERSE

Ce film Marvel, personne ne l’attendait particulièrement. Des personnages de seconde zone à peine connus du grand public, une campagne marketing à peu près inexistante, une sortie presque honteuse entre deux blockbusters lancés avec perte et fracas (Captain America : Brave New World et Les Quatre Fantastiques : premiers pas)… Autant dire que le film réalisé par Jake Schreier (Robot & Frank) ne partait pas avec beaucoup d’atouts en poche. La surprise n’en est que plus grande. Certes, Thunderbolts n’a rien d’un chef d’œuvre. Mais son statut de « challenger » discret, ses protagonistes complexes et ses nombreuses audaces jouent beaucoup en sa faveur. De là à le positionner comme l’un des meilleurs films Marvel depuis longtemps, il n’y a qu’un pas. Le concept de Thunderbolts ne semble pourtant pas très éloigné de celui de Suicide Squad (ce qui aurait poussé James Gunn à refuser le film, à l’époque où il était encore dans les bonnes grâces de Marvel). Il s’agit en effet de réunir un groupe de marginaux infréquentables (super-vilains, super-héros ratés, tueurs à gage sur le retour) pour en faire une nouvelle équipe de justiciers : le pseudo Captain America John Walker campé par Wyatt Russell (apparu une première fois dans Falcon et le Soldat de l’Hiver), le Red Guardian et sa fille Yelena Belova (David Harbour et Florence Pugh, vus dans Black Widow), Bucky Barnes (toujours interprété par le charismatique Sebastian Stan) et Ava Starr alias Ghost (Hannah John-Kamen, que nous découvrions dans Ant-Man et la Guêpe). « On est des délinquants jetables » dit cette dernière pour résumer la situation.

Thunderbolts commence en Malaisie et positionne Yelena comme le personnage central de ce film choral. Après avoir détruit un laboratoire pour le compte de la directrice de la CIA Valentina Allegra de Fontaine (Julia Louis-Deryfus), la sœur de Black Widow est saisie d’états d’âme face au vide que représente sa vie personnelle. Alors que De Fontaine fait face à une destitution imminente, elle envoie séparément un groupe de mercenaires à sa solde dans une installation secrète pour qu’ils s’entretuent. Son objectif est non seulement d’éliminer les preuves gênantes qui pourraient l’accabler mais aussi toute trace de son implication dans le projet top secret « Sentry » à base d’expérimentations sur des cobayes humains. Au cours du combat qui s’ensuit, les mercenaires en question (Yelena, John Walker et Ava Starr) comprennent qu’ils ont été manipulés et s’associent pour sortir de ce piège. Mais un quatrième larron inattendu se joint à eux bien malgré lui. Il s’agit d’un jeune homme prénommé Bob (Lewis Pullman), tout juste libéré d’une capsule d’animation suspendue et complètement amnésique…

Opération tonnerre

Le nouveau surhomme que met en scène Thunderbolts pourrait tout à fait être un émule de Superman : insensible aux balles, capable de voler comme un missile, ultra-rapide, doté d’une force impensable… Mais c’est aussi un être fragile, instable, au bord du gouffre. Tout l’enjeu du film repose sur le fait qu’il est invincible, et que le combat que cherchent à mener nos anti-héros est donc perdu d’avance. L’idée de faire de ce « nouveau dieu » un outil de marketing au service d’un agenda politique (avec un look qui n’est pas sans évoquer celui de « l’homme nucléaire » de Superman 4 !) nous rapproche des thématiques développées dans The Boys, même si la violence extrême et la crudité sans tabous du show créé par Eric Kripke n’ont évidemment pas leur place chez Marvel. Il n’en demeure pas moins que Thunderbolts pousse le bouchon assez loin, jusqu’à un climax délirant digne d’un cauchemar de Stephen King qui aurait été filmé par Michel Gondry ! Car sous ses apparats de film de super-héros aux recettes éprouvées (avec la bonne dose d’action, d’humour, d’effets spéciaux et de clins d’œil pour les fans), Thunderbolts ose traiter frontalement un sujet inattendu en pareil contexte : la dépression, ses ravages, ses symptômes et la quête désespérée d’un moyen de la traiter en évitant au maximum les dommages collatéraux. Le néant que peuvent ressentir les victimes d’un état dépressif prend ici une forme sinistre et terrifiante, preuve que Thunderbolts joue clairement dans une autre catégorie que ses confrères plus populaires. Raison de plus pour le marquer d’une pierre blanche.

 

© Gilles Penso

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