WOLF MAN (2025)

Dans le même esprit que son Invisible Man, Leigh Whannell revisite le mythe du loup-garou sous un angle modernisé et intimiste…

WOLF MAN

 

2025 – USA

 

Réalisé par Leigh Whannell

 

Avec Christopher Abbott, Julia Garner, Matilda Firth, Sam Jaeger, Ben Prendergast, Zac Chandler, Benedict Hardie, Milo Cawthorne, Leigh Whannell, Rob MacBride

 

THEMA LOUPS-GAROUS

Lorsque Joe Johnston réalisait en 2010 un remake très élégant du Loup-garou de George Waggner, la porte semblait ouverte vers une relecture à grand spectacle des films de monstres classiques d’Universal. Mais après l’accueil glacial réservé à Dracula Untold et La Momie, il était clair que le « Dark Universe » envisagé par le studio menait à une impasse. D’où un changement radical de cap. Les reconstitutions historiques et les têtes d’affiche coûteuses cèdent la place à des récits minimalistes produits pour de petits budgets. La première tentative allant dans ce sens, Invisible Man de Leigh Whannell, est un grand succès. Le co-créateur de la saga Saw est donc logiquement invité par Universal à proposer un sujet voisin. C’est dans la foulée du confinement imposé par la pandémie du Covid-19 que Whannell et son épouse Corbett Tuck se lancent dans l’écriture d’une première version de Wolf Man. Leur scénario aborde les notions d’isolement, de maladie, de déséquilibres au sein d’une cellule familiale dysfonctionnelle, bref s’éloigne volontairement du Loup-garou de Waggner et du Wolfman de Johnston pour réinventer le mythe du lycanthrope sous un tout nouveau jour. Confiants, les dirigeants d’Universal allouent au cinéaste un budget de 25 millions de dollars, soit plus du triple de celui d’Invisible Man.

En 1995, dans les montagnes isolées de l’Oregon, la disparition d’un randonneur soulève des rumeurs autour d’un mystérieux virus touchant la faune locale. Un matin, lors d’une partie de chasse, le jeune Blake Lovell (Zac Chandler) et son père autoritaire Grady (Sam Jaeger) aperçoivent une étrange créature humanoïde dissimulée dans la forêt. Terrifiés, ils se réfugient dans une cabane surélevée. La suite des événements est volontairement occultée par le scénario qui nous transporte aussitôt trente ans plus tard. Désormais adulte, Blake (Christopher Abbott, vu dans Possessor) vit à San Francisco avec sa femme Charlotte (Terry Garner, l’héroïne de L’Appartement 7A), très absorbée par son travail de journaliste, et leur fille Ginger (Matilda Firth). À l’image de son père, avec qui il a coupé les ponts, Blake lutte pour maîtriser son tempérament. Or un jour, il reçoit un certificat de décès concernant Grady, disparu depuis longtemps, ainsi que les clés de la maison de son enfance. Blake décide alors de s’y rendre pour y passer des vacances et tenter de reconstruire son couple qui bat de l’aile…

Dégénérescence

Choisir une approche intimiste pour aborder le mythe du loup-garou est de toute évidence la meilleure idée du film. Ces parents en crise sont crédibles, leurs interprètes très convaincants, et la dynamique du couple fragilisé s’appuie sur une mise en scène habile isolant souvent par ses cadrages une mère un peu laissée sur le bas-côté, trop occupée par ses activités professionnelles pour passer suffisamment de temps avec sa fille. La transformation de l’homme en loup, cœur de l’enjeu dramatique de Wolf Man, est ici lente et graduelle, suivant fidèlement le schéma dicté par La Mouche (auquel le film se réfère plusieurs fois). La lycanthropie se vit ici comme une contamination inexorable, une maladie dégénérative incurable. Whannell évoque d’ailleurs parmi ses influences Still Alice, qui abordait frontalement les affres de la maladie d’Alzheimer. Nous pensons aussi au Mutants de David Morley, avec lequel Wolf Man partage de nombreux points communs. Redoublant d’inventivité, le réalisateur nous permet de vivre la mutation de son héros « de l’intérieur », nous montrant l’altération de son ouïe et de sa vue, mais aussi son incapacité progressive à s’exprimer dans un langage intelligible et à comprendre les mots qu’il entend. Il faut souligner au passage la qualité des effets spéciaux de maquillage d’Arjen Tuiten, Whannell ayant pris le parti d’évacuer les images de synthèse pour visualiser la créature. Toutes ces bonnes idées – et une poignée de séquences de suspense réussies comme celle située au-dessus de la serre – sont un peu sabordées par une chute qui nous semble bâclée et très prévisible. Cette réserve – qui contribua à un bouche-à-oreille échaudé et à des résultats décevants au box-office – n’empêche pas Wolf Man d’être une excellente surprise redynamisant intelligemment un des motifs les plus classiques du cinéma fantastique.

 

© Gilles Penso

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SKELETON CREW (2024)

Quatre enfants s’égarent dans l’espace après avoir découvert l’épave d’un vaisseau spatial et affrontent mille dangers…

SKELETON CREW

 

2024 – USA

 

Créée par Christopher Ford et Jon Watts

 

Avec Jude Law, Ravi Cabot-Conyers, Ryan Kiera Armstrong, Kyriana Kratter, Robert Timothy Smith, Tunde Adebimpe, Dominic Burgess, Nick Frost, Kerry Condon

 

THEMA SPACE OPERA I SAGA STAR WARS

Située dans le sillage des événements racontés dans Le Retour du Jedi, neuf ans après la chute de l’Empire galactique, donc pendant la même période que The Mandalorian et Ahsoka, cette série Star Wars calibrée pour le jeune public est née dans l’esprit de Jon Watts, à qui nous devons les Spider-Man produits par le studio Marvel. Fort du succès des aventures de l’homme-araignée qu’il a mises en scène entre 2017 et 2021, et grâce à un pitch qui séduit immédiatement Kathleen Kennedy et Jon Favreau, Watts se lance dans Skeleton Crew dont il tient les rênes avec Christopher Ford (scénariste justement de Spider-Man Homecoming). Les choix des deux hommes sont prometteurs, notamment l’envie de mixer des effets visuels 100% numériques avec des techniques à l’ancienne (maquettes, animation en volume, marionnettes, maquillages spéciaux) et de solliciter des réalisateurs aux fortes personnalités, comme David Lowery (A Ghost Story), Bryce Dallas Howard (The Mandalorian), Jake Schreier (Robot & Frank) ou Daniel Kwan et Daniel Scheinert (Everything Everywhere All at Once).

Quand la série commence, il n’est pas bien difficile de comprendre où ses créateurs sont allés chercher leur inspiration. Les gamins qui slaloment à vélo entre les coquettes maisons de banlieue, les problèmes quotidiens des écoliers, la découverte d’un vieux navire pirate, un trésor caché, la menace d’une horde de gangsters plus ou moins difformes, une aventure à laquelle ne sont pas conviés les parents… De toute évidence, Skeleton Crew paie son tribut aux productions Spielberg des années 80 et tout particulièrement aux Goonies. L’Explorers de Joe Dante n’est pas loin non plus. Certes, les bâtiments sont futuristes, les bicyclettes en apesanteur, les enseignants des droïdes, les pirates des aliens et le navire un vaisseau spatial. Il n’en demeure pas moins que l’intégration – un peu au forceps – des composantes du cinéma d’Amblin dans l’univers de Star Wars nous laisse perplexes et semble s’inscrire dans la vogue nostalgique des années 80 qui alimentait déjà Super 8, Ça ou Stranger Things.

Amblin dans le mille

Fort heureusement, ce sentiment finit par s’évaporer au fil des épisodes qui continuent certes à se nourrir dans le terreau des Goonies et d’E.T. (en l’assumant parfaitement) mais finissent par construire une dramaturgie personnelle au sein de laquelle s’inscrit l’imagerie Star Wars sous un angle nouveau – ce qui n’est pas chose simple dans la mesure où le monde inventé par George Lucas a déjà été décliné tous azimuts. Riche en rebondissements dignes des serials des années 30, généreux en coups de théâtre et en séquences de suspense habiles, truffé de nouveaux personnages inattendus (dont l’un est incarné par notre Matthieu Kassovitz national) et de créatures bizarres (notamment un crabe-poubelle gigantesque animé en stop-motion par l’équipe du Tippett Studio), Skeleton Crew se bonifie d’épisode en épisode en laissant ses jeunes héros ainsi que les téléspectateurs perplexes quant aux motivations réelles du personnage ambigu que campe Jude Law avec un enthousiasme communicatif. De fait, même s’il est moins intense qu’Andor et moins atmosphérique que The Mandalorian, ce show ultra-divertissant se situe sur le dessus du panier des spin-off télévisés de la saga Star Wars, loin devant les dispensables Le Livre de Boba Fett, Obi-Wan Kenobi et The Acolyte.

 

© Gilles Penso

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SQUID GAME (2021-2025)

Habitants de Séoul : si vous êtes endettés jusqu’au cou et que les créanciers vous harcèlent, il existe une solution à tous vos problèmes !

OJING-EO GEIM

 

2021/2025 – CORÉE DU SUD

 

Créée par Hwang Dong-hyuk

 

Avec Lee Jung-jae, Wi Ha-joon, Lee Byung-hun, Park Hae-soo, Hoyeon, Yasuhi Iwaki, Oh Yeong-su, Jeon Young-soo, Heo Sung-tae, Lee Seo-hwan, Yim Si-wan

 

THEMA TUEURS

Qui aurait pu prévoir que cette série coréenne devienne un tel phénomène ? Le concept, pour attrayant qu’il soit, recycle beaucoup d’idées lues ou vues ailleurs. Pèle mêle, on pense au Prix du danger, à Running Man, Punishment Park, Ultimate Game, Slashers, Hunger Games, Jeux d’enfants, bref les précédents ne manquent pas. Hwang Dong-hyuk, le créateur de la série, ne le nie pas, confessant par ailleurs s’être largement laissé inspirer par des mangas comme Kaiji, Liar Game ou Battle Royale. Mais Squid Game possède cette singularité, ce grain de folie, ce jusqu’auboutisme, cette absence de concessions qui semblent n’appartenir qu’aux artistes coréens et font toute la différence. L’accouchement de ce show n’aura pourtant pas été une mince affaire. En 2009, lorsque Hwang Dong-hyuk commence à faire circuler le scénario, personne n’en veut. Top sanglant, trop bizarre, trop grotesque, trop peu crédible. Ni les producteurs, ni les chaînes de télévision, ni les acteurs à qui il en parle ne prennent ce projet au sérieux. Entretemps, notre homme se fait connaître dans le milieu du cinéma coréen en réalisant plusieurs films : le drame Ma-i pa-deo, le polar Silenced, la comédie fantastique Soo-sang-han geun-yeo et la fresque historique The Fortress. Son nom n’est plus inconnu lorsque Netflix tombe sur le script de Squid Game et s’emballe. Le concept de la série tape dans l’œil des dirigeants de la plateforme au N rouge qui cherchent justement à élargir leur offre de programmes étrangers.

Squid Game choisit comme personnage principal l’archétype du loser. Seong Gi-hun (Lee Jung-jae) est un père divorcé incapable de subvenir aux besoins de sa fillette, addict aux jeux, endetté jusqu’au cou, vivant toujours avec sa mère âgée qui s’épuise en travaillant comme vendeuse de rue. Alors qu’il semble au bord du gouffre, un inconnu l’aborde dans le métro et lui propose de participer à une série de jeux qui lui offriraient une chance de remporter une immense somme d’argent. Seong Gi-hun n’a plus rien à perdre. Il accepte donc et se retrouve transporté dans un lieu inconnu. Soumis à un gaz soporifique, il s’éveille comme Patrick McGoohan dans Le Prisonnier, au beau milieu d’hommes et de femmes qui portent un uniforme numéroté. Il est devenu le joueur numéro 456. Tous les autres sont, comme lui, des êtres à la dérive en proie à de très graves difficultés financières. Sous la garde de soldats masqués en combinaison rose, ces centaines de joueurs se voient offrir une solution à tous leurs problèmes. S’ils acceptent de participer à six jeux les confrontant les uns aux autres, la fortune est peut-être au bout du chemin. Le grand vainqueur de cette série d’épreuves aura en effet la chance de remporter un pactole de 45,6 milliards de wons, soit plus de 35 millions de dollars. Comment refuser ? D’autant que les épreuves en question sont inspirées des jeux de cours de récréation. Sauf que les joueurs éliminés vont perdre beaucoup plus que des points…

Un, deux, trois… Soleil !

Si de nombreuses situations décrites dans Squid Games peuvent raviver les souvenirs des cinéphiles et des lecteurs de mangas, le show de Hwang Dong-hyuk se distingue par des choix artistiques radicaux qui affirment d’emblée son originalité. Les combinaisons unisexes et anonymes des employés du jeu, dont les masques aux allures de tête d’insecte arborent un carré, un triangle ou un cercle selon leur rôle dans cette « fourmilière » savamment hiérarchisée, sont particulièrement iconiques et placent l’intrigue sur un plan dystopique déconnecté de la réalité. Il en est de même pour l’incroyable décor de l’escalier labyrinthique que doivent emprunter les joueurs (sorte de relecture façon lego des célèbres architectures impossibles de M.C. Escher), des cercueils emballés comme des paquets cadeaux, de cette tirelire en forme de gigantesque cochon translucide et bien sûr de ces terrains de jeu tous plus surréalistes les uns que les autres – avec une poupée géante qui ouvre les hostilités pour une mémorable partie de « Un, deux, trois… Soleil ! » Au-delà de son aspect purement graphique, Squid Game dresse un portrait bien peu reluisant d’une société coréenne où les inégalités se creusent inexorablement, où les citoyens âgés sans retraite s’astreignent à des métiers épuisants jusqu’à la mort, où les stigmates de la guerre de 1950 sont encore à vif, où « marche ou crève » semble être le mantra d’une immense frange de la population. Quand on sait que le créateur de la série lui-même vécut dans le dénuement le plus complet avant de pouvoir vendre son premier scénario, on mesure à quel point les excès et les exubérances du show s’appuient sur une réalité bien tangible.

 

© Gilles Penso

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2024 : LE TOP / FLOP

L'heure du bilan est arrivée. Voici un classement très subjectif de nos dix films fantastiques/horreur/science-fiction préférés de l'année… et des dix pires.

PUBLIÉ LE 31 DÉCEMBRE 2024

TOP 10

FLOP 10

 

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NOSFERATU (2024)

Le réalisateur de The Witch et The Lighthouse réinvente le classique de Murnau sous un angle baroque et excessif…

NOSFERATU

 

2024 – USA / GB / HONGRIE

 

Réalisé par Robert Eggers

 

Avec Lily-Rose Depp, Bill Skarsgård, Nicholas Hoult, Aaron Taylor-Johnson, Willem Dafoe, Emma Corrin, Ralph Ineson, Simon McBurney, Adéla Hesova, Milena Konstantinova

 

THEMA DRACULA I VAMPIRES

S’il est aujourd’hui considéré comme un des jalons incontournables de l’histoire du septième art, le Nosferatu de F.W. Murnau fut le fruit d’un important compromis, dans la mesure où la production n’eut pas les moyens de payer les droits d’adaptation du Dracula de Bram Stoker et en tira donc une version officieuse (ce qui ne fut pas du tout du goût de la veuve de l’écrivain, comme on peut l’imaginer). Mais la force du film et son impact furent tels qu’il parvint sans mal à s’extraire de l’ombre de son immense prédécesseur littéraire pour imposer sa propre imagerie. De fait, il servit de terreau à d’autres création cinématographiques singulières : Nosferatu fantôme de la nuit de Werner Herzog, L’Ombre du vampire d’E. Elias Merhige, le peu connu Nosferatu de David Lee Fisher et désormais celui de Robert Eggers. Voir le réalisateur de The Witch à la tête d’une telle entreprise procède d’une certaine logique, dans la mesure où il rendait déjà un hommage direct au cinéma expressionniste en général – et à Murnau en particulier – dans The Lighthouse. Dès le lycée, d’ailleurs, Eggers montait sur scène une adaptation théâtrale du classique de 1922. Il fallait donc bien qu’un jour où l’autre notre homme se frotte frontalement au redoutable comte Orlock.

Annoncé dès 2015, ce Nosferatu mettra pourtant près d’une décennie à se concrétiser. En toute logique, Robert Eggers envisage de confier le rôle féminin principal à Anya Taylor-Joy, qu’il avait révélée dans The Witch. Mais le film tardant à entrer en production, cette dernière finit par être occupée ailleurs, en l’occurrence sur le tournage de Furiosa. C’est finalement Lily-Rose Depp qui la remplace, et force est de constater que la jeune actrice donne pleinement de sa personne, livrant une impressionnante performance à fleur de peau. Son malheureux époux, bientôt dépassé par les événements, est incarné par Nicholas Hoult qui, ironiquement, campait l’assistant de Dracula dans Renfield. Willem Dafoe, quant à lui, retrouve Eggers après The Lighthouse et The Northman pour entrer dans la peau d’un émule du docteur Van Helsing. Sa présence dans le film est d’autant plus savoureuse qu’il incarnait lui-même le comte Orlock – ou du moins son interprète Max Schreck – dans L’Ombre du vampire. Restait à trouver l’interprète idéal du monstre. Habitué aux métamorphoses – il fut le Pennywise de Ça, le Kro des Eternels ou encore Eric Draven dans The Crow -, Bill Skarsgård se prête au jeu avec tant d’intensité qu’il ressortira lessivé de cette expérience.

Quelles noces feras-tu ?

Volontairement, Eggers s’éloigne du look popularisé par les films précédents pour tenter une autre approche, en équilibre instable entre la monstruosité décrépie et les vestiges d’une aristocratie en bout de course. D’où le détournement de certaines caractéristiques physiques attribuées à Vlad Tepes, prince de Valachie du 15ème siècle qui inspira le personnage de Dracula. Le cinéaste n’oublie pas pour autant de rendre hommage à ses prédécesseurs. L’ombre de Murnau plane au sens propre sur de nombreuses séquences du film, notamment à travers les silhouettes des mains griffues d’Orlock qui rampent sur les murs ou recouvrent la cité tout entière pour bien signifier l’emprise du vampire sur les pauvres humains à sa merci. Mais l’esthétique convoquée par Eggers paie aussi son tribut à Herzog, notamment via la sarabande des porteurs de cercueils, l’invasion des rats dans la ville ou la pâleur diaphane de Lily-Rose Depp qui succède à celle d’Isabelle Adjani. Les scènes du château d’Orlock sont d’ailleurs filmées dans les mêmes décors que ceux du Nosferatu de 1979. Persuadé que la juste tonalité de son récit passe par un refus ostensible de la demi-mesure, Eggers pousse Skarsgård à exagérer sa voix gutturale, Dafoe à forcer le trait de ses interventions exaltées, Depp à surcharger ses alternances de neurasthénie et d’hystérie. Les noces contre-nature entre la belle et la bête prennent par conséquent une tournure monstrueuse s’achevant sur un climax déchirant où l’amour et la mort fusionnent définitivement.

 

© Gilles Penso


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KRAVEN THE HUNTER (2024)

Le chasseur de fauves bien connu des amateurs de Spider-Man fait ses premiers pas à l’écran sous les traits d’Aaron Taylor-Johnson…

KRAVEN THE HUNTER

 

2024 – USA

 

Réalisé par J.C. Chandor

 

Avec Aaron Taylor-Johnson, Ariana DeBose, Fred Hechinger, Alessandro Nivola, Christopher Abbott, Russell Crowe, Yuri Kololnokov, Levi Miller, Tom Reed

 

THEMA SUPER-VILAINS I SAGA MARVEL COMICS

Après trois Venom, un Morbius et une Madame Web, le studio Sony/Columbia continue à faire du « Spider-Man sans Spider-Man » en capitalisant sur les personnages périphériques de l’univers de l’homme-araignée dont il a encore les droits. D’où la mise en avant de Kraven le chasseur, apparu pour la première fois dans les pages d’Amazing Spider-Man en août 1964. Ce fameux émule du comte Zaroff, vêtu d’une peau de lion comme s’il voulait faire de la concurrence au demi-dieu Hercule, aura longtemps joué l’arlésienne au cinéma. Sam Raimi l’envisageait pour un Spider-Man 4 qui ne vit jamais le jour. Le film Sinister Six (lui aussi annulé) devait le mettre en scène aux côtés de cinq autres vilains dans la foulée de The Amazing Spider-Man 2. Ryan Coogler quant à lui voulait l’opposer au prince T’Challa dans Black Panther avant d’apprendre que les droits du personnage n’appartenaient pas au studio Marvel… Bref, la balle était dans le camp de Sony, qui décida enfin de porter le chasseur à l’écran en confiant l’écriture du scénario à Richard Wenk sur la foi de son travail sur The Equalizer 2. Le rôle-titre est attribué à Aaron Taylor-Johnson qui, depuis Kick-Ass, aura fait du chemin. Le frêle adolescent s’est en effet mué en montagne de muscles. Après ses prestations remarquées dans Godzilla, Avengers : l’ère d’Ultron, Tenet et Bullet Train, le voilà donc dans la peau de Sergeï Kravinoff, alias Kraven.

Kraven the Hunter surprend d’emblée par la violence de ses scènes de combat, le chasseur n’hésitant pas à semer les cadavres ensanglantés sur son chemin (avec quelques écarts presque gore plutôt inattendus). Mais paradoxalement, puisque Sony a décidé de transformer les super-vilains en héros, cet assassin est « politiquement correct », dans la mesure où il défend les espèces protégées et ne tue que les gangsters et les braconniers. Le personnage initialement créé par Stan Lee et Steve Ditko est donc totalement dénaturé, puisqu’il s’agissait d’un chasseur de fauves fier de remplir ses appartements avec les dépouilles de toutes les bêtes sauvages ayant eu le malheur de croiser sa route. Le Kraven de Sony n’est clairement pas du même calibre. Il a un code d’honneur, luttant non seulement contre les mafieux mais aussi contre d’autres super-vilains dont le studio possède encore les droits, y compris – attention spoiler, ne pas lisez les lignes qui suivent si vous souhaitez conserver certaines surprises et passez directement au paragraphe suivant – y compris donc un Rhino beaucoup plus convaincant que la version Transformers que nous proposait The Amazing Spider-Man 2, même si son intervention reste finalement très anecdotique. Sans compter la présence d’un second couteau né dans les pages de Spectacular Spider-Man, L’Étranger, et l’annonce lourdement insistante d’un autre méchant que les lecteurs des Marvel comics connaissent bien puisqu’il s’agit du propre frère de Kraven, autrement dit le Caméléon.

Les chasses du comte Kravinoff

Les précédents opus du « Sonyverse » nous avaient tellement déçu qu’il n’y avait rien à espérer de cette sixième itération. La surprise est donc agréable. Si l’on considère la médiocrité globale des épisodes du Marvel Cinematic Universe déployés dans le sillage d’Avengers Endgame, on aurait même tendance à marquer ce Kraven d’une pierre blanche. Certes, le scénario est d’une balourdise assez exaspérante, la prestation de Russell Crowe dénuée de toute finesse et les motivations des personnages aussi crédibles que Francis Huster dans Parking. Mais Aaron Taylor-Johnson entre fort bien dans la peau du personnage, mouille visiblement la chemise et se plonge dans des scènes d’action folles qui – même si elles sollicitent des doubles numériques souvent très voyants – savent mettre le paquet question adrénaline, notamment une poursuite frénétique qui commence à pied, continue en voiture et se prolonge en hélicoptère. Le dernier acte semble chercher son inspiration quelque part à mi-chemin entre Predator et Robowar (oui, oui) jusqu’à un climax qui en fait trop, saturant la forêt qui n’en demandait pas tant de milliers d’animaux numériques en furie. Rien qui mérite d’inscrire Kraven the Hunter au registre du patrimoine culturel, certes, mais la mission divertissante est accomplie. Dans un monde parallèle, nous n’aurions d’ailleurs pas été contre un affrontement entre ce Kraven et le Spidey de Sam Raimi. Il faudra nous contenter d’en rêver.

 

© Gilles Penso


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RED ONE (2024)

Panique à bord : le Père Noël vient d’être kidnappé juste avant sa tournée des cadeaux ! Un commando spécial se forme alors pour le retrouver…

RED ONE

 

2024 – USA

 

Réalisé par Jake Kasdan

 

Avec Dwayne Johnson, Chris Evans, Lucy Liu, J.K. Simmons, Bonnie Hunt, Kristofer Hivju, Kiernan Shipka, Mary Elizabeth Ellis, Wesley Kimmel, Nick Kroll, Wyatt Hunt

 

THEMA CONTES

Les blockbusters qui jalonnent la carrière de Dwayne Johnson rivalisent généralement de balourdise. Çà et là émergent pourtant parfois, entre deux films d’action écervelés, quelques sympathiques pellicules offrant à cette montagne de muscles échappée des rings de catch autre chose à faire que bomber le torse, froncer les sourcils ou esquisser des sourires en coin. Sans chercher à être autre chose qu’une divertissante comédie fantastique tout public, le Jumanji de 2017 permettait ainsi à l’acteur de jouer habilement le jeu de l’autodérision et laissait entrevoir le potentiel jusqu’alors sous-exploité de l’ex-The Rock. Architecte de cette honorable réussite, le réalisateur Jake Kasdan dirigea à nouveau Johnson dans la suite Jumanji : Next Level avant de le retrouver à l’occasion de Red One, un film au concept surprenant mêlant la comédie, le conte de Noël, le fantastique débridé et l’action musclée. Ces retrouvailles semblaient de bon augure. Sauf que la star multiplie les caprices sur le tournage, débarque chaque jour en retard, voire pas du tout, bref fait preuve de beaucoup de mauvaise volonté. Ce qui ne l’empêche pas d’empocher un salaire indécent de 50 millions de dollars, soit un cinquième du colossal budget du film. Le reste servira notamment à payer d’autres têtes d’affiche (Chris Evans, Lucy Liu, J.K. Simmons) mais aussi à saturer l’écran d’effets spéciaux spectaculaires et de séquences d’action explosives.

Le comportement peu professionnel de Johnson entraîne de nombreux retards et dépassements de budget. Prévu pour une sortie en décembre 2023, Red One ne sera finalement distribué qu’un an plus tard, d’abord en salles sur le territoire américain puis sur la plateforme d’Amazon Prime. Toutes ces déconvenues laissent logiquement imaginer un film incohérent, maladroit et sans queue ni tête. Or Red One tient miraculeusement la route. La finesse n’est certes pas à l’ordre du jour, les péripéties s’enchaînent de manière souvent chaotique et les acteurs semblent ne croire qu’à moitié à ce qu’ils font (notamment Lucy Liu, en pilote automatique). Mais le concept imaginé par le scénariste Hiram Garcia, qui s’amuse à mêler la figure du Père Noël avec d’autres mythes nordiques, en l’occurrence le démon Krampus et la sorcière Gryla, offre une infinité de possibilités que Jake Kasdan exploite du mieux qu’il peut. Si J.K. Simmons – qui prêtait déjà sa voix au Père Noël dans le film d’animation Klaus de Sergio Pablos et Carlos Martinez Lôpez – campe une intéressante variante du vieux Santa, athlétique et sportif malgré son grand âge, c’est Chris Evans qui tire le mieux son épingle du jeu, se prêtant avec une bonne humeur communicative à un contre-emploi aux antipodes du Captain America qui fit de lui une superstar.

« L’Autorité de Surveillance et de Restauration de la Mythologie »

La mécanique de Red One est celle d’un buddy movie, le mauvais garçon sympathiquement agaçant campé par Evans faisant équipe bien malgré lui avec le garde du corps râleur et bougon que joue Johnson. Le hacker qui se vend au plus offrant et le chef de la sécurité du MORA (« Autorité de Surveillance et de Restauration de la Mythologie ») s’associent donc pour le meilleur et pour le pire, lancés sur la trace de ceux qui ont osé kidnapper le Père Noël le jour du 24 décembre. L’une des idées surprenantes sur lesquelles repose le script présente la nuit de Noël comme une opération militaire millimétrée et savamment répétée pendant 364 jours par une équipe surentraînée. Fort de son postulat excentrique, Red One enchaîne les séquences joyeusement loufoques (Johnson qui change de taille pour se battre, l’attaque des méchants bonhommes de neige, l’intervention des jouets robots) et nous offre une jolie ménagerie de monstres à la cour de Krampus (lui-même incarné par Kristofer Hivju sous d’impressionnantes prothèses conçues par Daniel Carrasco). Compensant son absence de subtilité et sa tendance à « cacher la misère » avec une profusion d’effets numériques (pas tous très réussis d’ailleurs) par une tonalité légère et une générosité indiscutable, Red One remplit allègrement son contrat, offrant une alternative originale aux sempiternels téléfilms de Noël qui saturent les écrans en fin d’année. Au Québec, le film est connu sous le titre Opération Code Rouge.

 

© Gilles Penso


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HERETIC (2024)

À contre-emploi, Hugh Grant incarne un homme étrange que viennent visiter deux jeunes missionnaires envoyées par une église mormone…

HERETIC

 

2024 – USA / CANADA

 

Réalisé par Scott Beck et Bryan Woods

 

Avec Hugh Grant, Sophie Thatcher, Chloe East, Topher Grace, Elle Young, Julie Lynn Mortensen, Elle McKinnon, Hanna Huffman, Anesha Bailey, Miguel Castillo

 

THEMA TUEURS I DIEU, LES ANGES ET LA BIBLE

Scott Beck et Bryan Woods ayant écrit l’histoire du remarquable Sans un bruit avant de se lancer dans la mise en scène du poussif 65 : la Terre d’avant, il était difficile de savoir à quoi s’attendre face à leur nouvel opus, un thriller horrifique bâti autour du sujet épineux de la croyance religieuse. L’idée leur vient suite à une série de discussions tournant autour de deux films n’ayant à priori aucun lien l’un avec l’autre : Le Souffle de la haine et Contact. « Beaucoup de films d’horreur utilisent le catholicisme comme justification d’une sorte de menace surnaturelle », explique Bryan Woods. « Mais il est très rare de voir des films comme ceux de Stanley Kramer et Robert Zemeckis capables de discourir de manière adulte sur la religion tout en restant destinés au grand public. Nous rêvions nous-mêmes, avec Scott, de réaliser un jour un film qui aborde tous nos sentiments, toutes nos peurs, toutes les choses que nous trouvons belles et terrifiantes à propos de la religion. Mais pour être honnête, cela semblait impossible. » (1) Il faudra un drame personnel, le décès du père de Bryan Woods, pour décider les deux hommes à franchir le pas. Choisir Hugh Grant pour incarner le rôle principal, celui d’un homme étrange au comportement de plus en plus inquiétant, peut sembler surprenant. Mais l’ex-star des comédies romantiques des années 90 cherche justement à casser son image. En ce sens, Heretic tombe à point.

Pour éviter de décrire le mormonisme de manière caricaturale et simpliste, Beck et Woods s’entretiennent avec de nombreux représentants de l’église et poussent même la minutie jusqu’à embaucher dans le rôle des deux jeunes missionnaires du film deux actrices qui furent elles-mêmes élevées dans la religion mormone avant de s’en éloigner. Leur discours, leur comportement et leurs relations sonnent donc très juste. Dès qu’elles entrent en scène, dans le rôle de sœur Barnes et de sœur Paxton, il n’est pas difficile de croire à leurs personnages. L’une semble confiante et plutôt sûre d’elle, l’autre timide et un peu plus introvertie. Elles ont répété leur petite routine de nombreuses fois. Aussi, lorsqu’elles pénètrent sur le seuil de la maison de Monsieur Reed, un homme anglais d’âge moyen aux petites manies étranges, leur numéro est bien rôdé. Sauf que Reed, qui les invite à discuter avec lui dans le salon pendant que sa femme prépare une tarte aux myrtilles, a un comportement de plus en plus déconcertant et se met à aborder le sujet de la religion sous un angle embarrassant qui rend la situation très inconfortable. Peu à peu, les choses vont dégénérer…

Crise de foi

L’aspect le plus fascinant d’Heretic est sa remise en question des croyances, de la foi et de l’endoctrinement. L’intention de Scott Beck et Bryan Woods n’est pas nécessairement de tirer à coups de boulets rouges sur les religions mais d’en démonter les mécanismes et d’analyser ce qui pousse les fidèles à se plier à leurs règles, si irrationnelles et incohérentes soient-elles. L’argument que défend Reed face à ses deux visiteuses repose sur l’idée que chaque confession est l’itération (le plagiat ?) d’une conviction précédente, et que toutes ces variantes finissent par masquer ce qu’est la « vraie religion ». Pour étayer son propos, l’homme multiplie les exemples : les jeux de sociétés, les reprises musicales ou les pensées philosophiques et théologiques réadaptées à la culture populaire. Ainsi, une même citation peut évoquer Voltaire ou Spider-Man, Robert Frost ou la Créature du Marais ! L’immaculée conception elle-même n’a-t-elle pas été revisitée dans La Menace fantôme ? Mais Heretic ne se borne évidemment pas à un simple échange d’opinions autour d’une table basse. Le huis-clos devient de plus en plus étouffant, à mesure que l’invitation de Reed prend la tournure d’un piège dont l’issue semble fatale. Discrète, la mise en scène de Beck et Woods n’en est pas moins redoutablement efficace, osant quelques échappées lyriques comme cet hallucinant plan en plongée au-dessus d’une maquette qui fusionne l’espace d’un instant deux échelles distinctes et rappelle le plan d’ouverture d’Hérédité. Heretic est donc une excellente surprise, doublée d’un joli succès critique et public.

 

(1) Extrait d’une interview publiée dans Gizmodo en novembre 2024

 

© Gilles Penso


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FILMS FANTASTIQUES DE NOËL : NOTRE SÉLECTION 2024

Quels films fantastiques voir ou revoir en cette période de Noël 2024 ? Voici 40 propositions. Il y en aura pour tous les goûts !

Les fêtes de fin d’année se suivent et ne se ressemblent pas. Mais une tradition ne changera jamais : les films de Noël. Chacun a ses préférences, bien sûr, et pour les fantasticophiles le choix est varié. Voici une sélection parfaitement subjective de 40 films qui brasse volontairement large, selon que vous souhaitiez une programmation familiale, enjouée, inquiétante ou horrifique. Des robots, des serial killers, des petits monstres, des elfes, des rennes, des fantômes, des clowns, des bonhommes de neige, des calendriers piégés, des sapins psychopathes, il devrait y en avoir pour tous les goûts… 

Les plus classiques

Les plus féeriques

Les plus monstrueux

Les plus grincheux

Les plus meurtriers

Les plus drôles

Les plus gore

Les plus ludiques

Les plus improbables

Les pas très catholiques

 

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WICKED (2024)

La première partie de l’adaptation de la comédie musicale racontant la jeunesse de la méchante sorcière de l’ouest du Magicien d’Oz

WICKED

 

2024 – USA

 

Réalisé par Jon M. Chu

 

Avec Cynthia Erivo, Ariana Grande, Jeff Goldblum, Michelle Yeoh, Jonathan Bailey, Marissa Bode, Peter Dinklage

 

THEMA CONTES

Wicked est l’adaptation d’une comédie musicale à succès qui se joue à New-York et Londres depuis 2003, elle-même tirée du roman homonyme de Gregory Maguire, auteur prolifique qui, à plusieurs reprises, a revisité les contes pour en renverser le manichéisme. Il imagine ici la jeunesse d’Elphaba (Cynthia Erivo) (un nom dérivé phonétiquement des initiales de L. Frank Baum, l’auteur des romans originaux) et les circonstances qui l’amèneront à devenir la tristement célèbre sorcière de l’Ouest, incarnée par Margaret Hamilton dans le Magicien d’Oz. Wicked débute d’ailleurs là ou s’achevait le classique de Victor Fleming, les habitants de Munchkinland célébrant la mort de la vilaine à la peau verte, une victoire qui laisse néanmoins un goût amer à la bonne sorcière du Sud, Glinda (Ariana Grande, succédant à Billie Burke), qui se remémore l’amitié qui la liait jadis à Elphaba, lorsque toutes les deux étudiaient à l’Université de magie de Shiz. Wicked ne reprend que le premier acte de la comédie musicale, pour une durée pourtant égale au show complet et un second film à sortir en décembre 2025. Si on pouvait craindre légitiment que la sauce s’en trouverait diluée, il n’en est rien : conservant toute la richesse dramatique et thématique du texte original, le réalisateur Jon M. Chu a ainsi le temps (et les moyens !) de poser l’univers et les personnages et d’ajouter des petites respirations là où tout devait s’enchainer à un rythme effréné sur scène. Il opte également pour des décors « en dur », afin d’assurer la continuité esthétique avec le film de 1939, une rupture bienvenue avec le tout numérique des productions Disney des années 2010 (Le Monde fantastique d’Oz de Sam Raimi notamment). Et au détour d’un bref plan en contreplongée sur la fameuse route de briques jaunes, on se prend à croire que nous sommes de retour dans le même décor qu’arpentait Judy Garland en 1939. Le chef décorateur Nathan Crowley qui, pour avoir régulièrement collaboré avec Christopher Nolan, n’est plus à un défi près, aura pu dépenser sans compter : pour sa ville des Munchkin édifiée en extérieur et visible une dizaine de minutes à l’écran, il a ainsi fait planter des milliers de jonquilles dans les collines à l’arrière-plan plutôt que de recourir à une peinture numérique. À ce niveau, on peut parler d’une production pharaonique digne de l’âge d’or hollywoodien !

Ces décors fastueux offrent de plus une liberté totale de cadrage et de placement à la caméra, permettant de nous immerger totalement dans un monde crédible. A l’instar de la saga Harry Potter, Wicked se déroule en grande partie dans une université. Intégrant des éléments de l’architecture vénitienne, le lieu met d’emblée en exergue la marginalité d’Elphaba avec ses habits noirs et sa peau verte, alors que Glinda, en émule de la Reese Witherspoon de La Revanche d’une blonde, tout de rose vêtue, se fond parfaitement dans le décor. Bien sûr, ILM (et d’autres prestataires) se charge d’augmenter numériquement les panoramas de ce monde merveilleux mais les acteurs sont toujours ancrés dans leurs environnements. Au niveau musical, c’est le parolier et compositeur du show, Stephen Schwartz (déjà à l’œuvre sur Pocahontas et Le Bossu de Notre-Dame pour Disney, ou encore Le Prince d’Égypte chez Dreamworks) qui se charge de réorchestrer sa partition, en passant d’une quinzaine de musiciens au théâtre à un ensemble symphonique ici. Et grâce à sa distribution composée de chanteurs émérites, toutes les performances vocales ont pu être enregistrées en direct sur le plateau, ce qui permet de lier parfaitement les intonations au jeu d’acteur. Bien que le doublage des chansons soit un mal nécessaire pour ne pas s’aliéner le public français, il parait impensable de ne pas découvrir Wicked en version originale pour apprécier la précision et la subtilité des textes de Schwartz. Soutenue par des chorégraphies hypnotisantes, chaque numéro a des allures de grand final, en un crescendo menant au titre « Defying Gravity » emportant tout sur son passage en mêlant le drame intimiste à l’action, les dilemmes personnels devenant les principaux enjeux du suspens.

En vert et contre tous

Comme tout conte qui se respecte, Wicked décrit le combat du bien et du mal, sauf que la frontière entre les deux y est décrite comme floue et tortueuse. L’affiche du show représentait les silhouettes d’Elphaba et Glinda, respectivement noire et blanche, s’entremêler comme le symbole du Ying et du Yang, ce qui illustre parfaitement le propos du film, les personnages déjouant toujours nos premières impressions. Voire ainsi comment la chanson « Dancing through Life », dans laquelle plusieurs couples se déclarent leur flamme, entre en échos contradictoires avec la scène sur le quai de la gare, durant laquelle les sentiments et intentions réels mais réprimés nous sont signifiés. Quant à Elphaba, elle est tout à la fois portée aux nues par la directrice de l’université pour ses capacités, et rejetée par les autres étudiants pour son apparence physique et son attitude mal assurée en société. C’est cette souffrance et sa foi déçue dans les institutions qui vont la pousser à enfourcher son balai et employer ses pouvoirs pour imposer sa justice ; un chemin pavé de bonnes intentions qui la mènera à sa perte et qu’Anakin Skywalker avait déjà emprunté dans La Revanche des Sith : une similitude parmi d’autres avec les préquelles de Star Wars, mais aussi une thématique dans l’air du temps puisque depuis la fin des années 90, le public semble avoir succombé au pouvoir de séduction des figures du mal : les antagonistes d’antan sont devenus les héros, ceux auxquels on aime s’identifier, de Darth Vader à Hannibal Lecter, en passant par Dexter, Norman Bates ou… Elsa ! Oui, la Reine des neiges… car il apparait clairement que Disney a emprunté à Wicked son arc dramatique principal pour ce qui reste son plus grand succès populaire de ce siècle. Aveu silencieux de cette inspiration : c’est Idina Menzel, la Elphaba originale, qui prête sa voix à Elsa. Même la fameuse chanson « Let it go » (« Liberée, delivrée ») est un démarquage brillant mais évident de « Defying Gravity ». Ainsi, le parcours tragique d’Elsa suit celui d’Elphaba, et leur relation respective avec Anna et Glinda repose sur la même dynamique. Il y a fort à parier que Wicked parviendra à conquérir le cœur des fans de la Reine des neiges qui ont aujourd’hui grandi, ce qui parait déjà chose faite aux États-Unis où le film suscite un engouement populaire totalement inattendu. Reprenant au mot et à la mimique près le show de Broadway, on attribuera donc plus volontiers la réussite du film à Stephen Schwartz qu’à Jon M. Chu, tout en reconnaissant la maestria visuelle et l’application de ce dernier dans la mise en scène. Impossible aussi de ne pas mentionner le charisme des deux actrices principales : Ariana Grande, célèbre fan du show depuis son plus jeune âge, prend un plaisir non dissimulé à incarner la très superficielle Glenda. Quant à Cynthia Erivo, elle parvient à exprimer tout à la fois la force intérieure d’Elphaba, sa colère contenue et une sensibilité à fleur de peau, faisant d’elle une véritable bombe à retardement. Si l’actrice militante semble vouloir faire du personnage un porte-étendard de la communauté noire américaine, il serait dommage de le limiter la portée du message du film à cette unique dimension raciale, la couleur de peau verte représentant initialement toutes formes de discriminations. Des nominations aux Oscars pour les décors, costumes, chansons et musiques semblent déjà acquises et il n’est pas impossible que Grande et Erivo retiennent également l’attention de l’académie.

 

 © Jérôme Muslewski


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